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XVIe siècle montrent encore un ancien bras du Rhône qui se détache à Beaucaire sur la rive droite, se dirige vers les étangs d’Aigues-Mortes, de Mauguio et de Montpellier et se prolonge par voie de suite jusqu’à la montagne de Cette. Ce bras passe à Saint-Gilles ; et cette ville, qui est maintenant dans l’intérieur des terres et qu’avive à peine le canal de navigation de Beaucaire à Aigues-Mortes, était au moyen âge un port de mer très fréquenté dans la lagune de Rhône.

Le Rhône moderne coule dans un bras unique jusqu’à Arles ou plus exactement jusqu’au petit village de Fourques (furca, fourche, bifurcation). Fourques n’est pour ainsi dire qu’une annexe d’Arles ; c’est à la fois l’extrémité occidentale de son grand faubourg de Trinquetaille et la pointe septentrionale de l’île de la Camargue, et tout porte à croire que ce point de diramation des eaux du fleuve n’a pas sensiblement varié depuis l’époque romaine. Arles, Trinquetaille et Fourques, considérées dans leur ensemble, sont, depuis près de vingt siècles, le point de séparation des deux bras principaux du Rhône, comme la ville d’Héliopolis, à quelques lieues du Caire, marque, depuis l’origine des temps historiques, le sommet du delta du Nil.

Ce n’est pas que la navigation maritime n’ait remonté plus haut jusque dans ces derniers temps. Il y a à peine trente ans, lorsque la foire de Beaucaire était, avec celle de Leipsick, l’un des plus grands marchés de l’Europe, les tartanes et même les petits bricks de la Méditerranée venaient mouiller le long des quais de l’antique Ugernum. On voyait alors débarquer en masse au pied de la colline du Château tous les trafiquans de la région méditerranéenne : l’Espagnol avec ses oranges, le Marocain avec ses cuirs, l’Africain avec son tabac et ses dattes, le Turc et l’Égyptien avec leurs parfums, leurs tentures et leurs tapis. On y vendait en gros les huiles de Provence et de Gênes, les produits manufacturés de la France et de l’Angleterre, les draps et les peaux du Nord, les vins du Midi et les salaisons de l’Ouest, les aromates et les épices de l’Orient. C’était pendant six semaines le plus grand, presque l’unique marché d’approvisionnement de l’Europe méridionale, — immense bazar en plein soleil, où toutes les langues se mêlaient dans un indéfinissable jargon qui tenait à la fois du provençal, du catalan, de l’italien, du grec et de l’arabe, singulier amalgame de mots sonores et bariolés, agglutinés, ensemble comme des coquillages ramassés au hasard sur tous les rivages de la grande mer latine.

Aujourd’hui la place est déserte. Les chemins de fer qui ont ruiné la batellerie du Rhône ont tué la plupart des marchés secondaires. La foire de Beaucaire, dont l’époque était la grande échéance commerciale du midi de la France, n’existe plus que de