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passage.) Ces graus sont séparés par des îles très basses qui portent le nom de theys (θίς, θίν, (this, thin,)) amas de sable, de limon. A mesure que le fleuve avance ses berges vers la mer, la pente s’adoucit, la vitesse du courant diminue, les matières tenues en suspension dans les eaux se déposent sur place ; et il se forme ainsi des ilôts éphémères, qu’une cause, futile en apparence, développe rapidement, qu’une autre fait disparaître plus rapidement encore. Un navire naufragé, une épave, un simple piquet peuvent donner naissance à un de ces îlots. C’est ainsi que se sont formés successivement les theys d’Eugène, de Saint-Antoine, de Roustan, d’Annibal, qui portent les noms de bateaux échoués aux embouchures. Un chargement de brai, qui sombra il y a quelques années à l’une des entrées du fleuve, a de même produit le they de Pégoulier (pégo, en provençal, brai.) Le moindre obstacle sert ainsi de noyau aux atterrissemens du Rhône. Une perche plantée récemment dans la passe de Roustan fut quelques mois après reliée à la terre par une mince flèche de sable qui est devenue bientôt une presqu’île. C’est en petit le même phénomène qui a soudé au continent les rochers isolés de Gibraltar, de Saint-Malo, le rocher de Giens près d’Hyères et le cap de Cette au sud de l’étang de Thau. Sur cette plaine liquide, en apparence si mobile, où les flots de la mer se mêlent à chaque instant à ceux du Rhône, il y a en fait des zones calmes où l’eau dort pour ainsi dire et laisse tomber sur place les matières minérales qu’elle tenait en suspension ; de même que, dans les expériences si connues d’acoustique, lorsqu’on répand de la poussière sur des plaques vibrantes, on voit cette poussière se concentrer autour de quelques points particuliers, déterminer et dessiner harmoniquement des lignes nodales qui ne sont que la représentation graphique des zones sans mouvement au milieu d’autres zones en agitation.

Ces theys, entre lesquels s’écoulent les eaux du fleuve, sont des îles plates et marécageuses, couvertes ça et là d’une assez pauvre végétation de plantes salines d’un aspect triste, au feuillage terne, aux fleurs indécises et incolores. Elles émergent à peine de quelques centimètres au-dessus des basses eaux et sont très souvent submergées, soit par le Rhône, soit par les coups de mer. Ces invasions successives, leur isolement, leur instabilité, la salure extrême du sol.empêchent toute culture durable ; ce n’est ni la mer, ni le fleuve, et ce n’est pas encore la terre. Seuls les taureaux noirs et les chevaux à demi sauvages de la Camargue viennent en toute liberté brouter sur ces îlots provisoires un maigre pâturage imprégné de sel ; ils y vivent en maîtres, devinent instinctivement l’approche des crues et des tempêtes, traversent alors à la nage et en