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où il a peint la vie sociale et politique de l’Angleterre de son temps, le plus intéressant, le plus curieux est assurément encore cette destinée conduite avec un art supérieur, couronnée par tous les succès.

Ce n’est pas du premier coup que Disraeli avait réussi à s’ouvrir la carrière publique où son ambition brûlait de se déployer. Il avait échoué dans quatre élections avant d’entrer au parlement, en 1837, et une fois élu, il n’était même pas heureux pour son début d’orateur, pour son maiden-speech. Assailli d’éclats de rire, il se contentait de répondre avec assurance en s’asseyant : « Le jour viendra où vous m’écouterez ! » Il ne devait pas tarder, en effet, à être écouté. La première occasion décisive pour lui était cette crise de l’histoire d’Angleterre qui éclatait en 1846, où le chef d’un cabinet tory, sir Robert Peel, abdiquant les opinions et les traditions de son parti, se décidait à proposer le rappel des lois sur les céréales. La résolution de sir Robert Peel était inspirée par le sentiment profond d’une grande nécessité nationale ; mais elle bouleversait toutes les conditions parlementaires, elle jetait le désarroi parmi les conservateurs irrités et indignés de ce qu’ils appelaient la défection de leurs chefs, de l’évolution subite des ministres qu’ils avaient portés au pouvoir. À cette époque, deux hommes entre tous se rencontraient pour tenir tête à l’orage, pour organiser la résistance au nom des conservateurs, — lord George Bentinck, qui n’a été qu’une apparition dans la vie publique anglaise, et Disraeli, qui est mort ces jours derniers. Ces deux hommes soutenaient passionnément la lutte, et s’ils n’évitaient pas la défaite, ils réussissaient du moins à relever le courage et la fortune de leur parti. Ils faisaient de cruelles blessures à sir Robert Peel, qui restait victorieux, mais qui sortait singulièrement meurtri de cette grande bataille. Disraeli avait conquis ses titres de tacticien parlementaire et d’orateur, et lorsque, peu après, lord George Bentinck était emporté par une mort prématurée, celui qui avait été son émule au combat restait le leader reconnu, désormais incontesté, des tories dans la chambre des communes. Il n’a cessé de jouer ce rôle depuis trente ans ; il a été l’inévitable chancelier de l’échiquier dans les diverses administrations que l’ancien lord Derby a été plusieurs fois appelé à former, jusqu’au jour où, lord Derby disparaissant à son tour, il est devenu le premier ministre désigné dans tout cabinet tory. Il a été pendant six ans, jusqu’aux élections dernières, le chef du cabinet conservateur qui a gouverné l’Angleterre dans des circonstances souvent difficiles, et c’est au début de cette récente administration qu’il avait reçu de la reine le titre de lord Beaconsfield qui n’effacera pas dans l’histoire le simple nom de Disraeli.

L’art de lord Beaconsfield ou de Disraeli, dans cette carrière de plus de quarante années, a été de dégager autant qu’il l’a pu le parti conservateur de ce qu’il avait de trop suranné, de s’efforcer d’introduire dans