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ches sa toiture de tuiles rouges à mi-côte de la pente opposée. Les deux femmes trouvèrent le brigadier Jacquin en train de déjeuner, mais il se montra moins accommodant que Mme Lebreton ne l’avait pensé. Il se répandit en plaintes contre les Trinquesse. — C’étaient des délnquans d’habitude auxquels la dame de la Mancienne avait bien tort de s’intéresser ; le père tendait des collets, la fille volait des fagots, les enfans avaient failli dernièrement mettre le feu à un taillis ; maintenant voilà que la vache s’en mêlait et prenait sa goulée dans de jeunes semis de deux ans… Tout ce méchant monde ne méritait aucune pitié et il fallait un exemple… Du reste, il allait envoyer son rapport à son supérieur ; c’était le garde-général qui déciderait ; quant à lui, Jacquin, il s’en lavait les mains et se contentait de faire son devoir…

— Comment s’appelle le garde-général et où demeure-t-il ? demanda Mme Lebreton à la désolée Manette, quand elles eurent quitté sans résultat la maison forestière.

— C’est M. Pommeret… Il loge chez Pitoiset, au Lion d’or.

— Je vais lui écrire.

— Bien des mercis, madame Lebreton ! murmura Manette de sa voix geignarde, mais la lettre arrivera peut-être trop tard… Une supposition que vous iriez vous-même trouver M. Pommeret, il n’oserait certainement pas vous refuser notre grâce, et vous nous sauveriez tous… Vrai de vrai, ce serait la meilleure des charités.

— C’est bon, Manette, retournez-vous-en… J’irai tantôt chez le garde-général…

Il s’ennuyait ferme, le garde-général ! Le printemps ne lui avait apporté ni joyeuses surprises, ni espérances réconfortantes. Il était médiocrement sensible aux choses de la nature, et les détails prosaïques de sa profession l’avaient blasé sur les beautés des sites forestiers. Quant aux distractions que pouvait lui procurer la société d’Auberive, il était maintenant fixé là-dessus. Quelques jours après ses visites d’arrivée, le curé lui avait envoyé les œuvres de saint Jean Chrysostome, plus une petite brochure intitulée : Peut-on être libre penseur ? — et de tout cela il s’était bien gardé de lire une ligne. Les notables de l’endroit lui avaient rendu sa visite sans l’inviter à retourner chez eux. C’étaient d’honnêtes gens, fort peu mondains ; ils ne savaient que parler de leurs chiens ou de leurs terres, et leur suprême plaisir consistait à boire des chopes en jouant une partie de polignac. Les bourgeoises du cru étaient vieilles ou insignifiantes ; l’auberge où il avait élu domicile n’était fréquentée que par des rouliers et des commis-voyageurs de troisième catégorie. Aussi Francis Pommeret se plongeait-il jusqu’aux oreilles dans un ennui profond, dont chaque jour accroissait l’in-