Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/263

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
257
SAUVAGEONNE.

En même temps il la regardait droit dans les yeux, en mettant dans cette œillade hardie une galanterie beaucoup plus accentuée que celle qu’il avait mise dans sa réponse. Mme Lebreton rougit jusqu’à la racine des cheveux ; elle n’avait jamais été regardée de la sorte ; elle en était à la fois choquée et toute remuée.

— La charité doit être désintéressée, repartit-elle d’une voix brève ; je ne vous en remercie pas moins au nom de mes protégés.

Elle s’était levée brusquement ; — mais confuse sans doute de ce trop rapide effarouchement, tout en défripant sa robe, elle se retourna vers le garde-général et reprit d’un ton plus radouci :

— J’espère, monsieur, que la façon dont nous avons fait connaissance ne me privera pas du plaisir de vous voir à la Mancienne…

La figure de Francis Pommeret s’était épanouie, et, comme Mme Lebreton se dirigeait vers la porte, il eut un nouvel accès de galanterie :

— Laissez-moi, madame, dit-il avec empressement, vous offrir mon bras jusqu’au bas de l’escalier.

Un coup d’œil étonné de la veuve l’arrêta net et lui fit comprendre que sa proposition avait été jugée indiscrète.

— Ne vous dérangez pas, répondit-elle en reprenant sa voix sévère ; j’ai déjà trop abusé de votre temps.

Elle inclina la tête avec une dignité un peu froide et gagna le couloir, tandis que, debout sur le seuil, il regardait la svelte forme noire s’éloigner dans la pénombre ; elle avait légèrement relevé sa jupe, et l’on distinguait, sous la blancheur des volans soutachés de noir, les hauts talons de deux petits pieds battant d’un son mat les marches de chêne ; puis l’élégante vision s’évanouit au tournant de l’escalier.

III.

— Monsieur le curé, dit Mme Lebreton, Pierre va vous offrir un peu de cette mousse au chocolat… C’est le triomphe de ma cuisinière.

— Merci, madame, je n’en prendrai pas.

— Par esprit de mortification ! s’écria le percepteur avec un rire bruyant ; M. le curé ne se permet pas les douceurs.

— C’est mon estomac qui ne me le permet pas, riposta l’abbé Cartier, mais je ne les interdis point à mes paroissiens… Pierre, ajouta-t-il avec un malin sourire, servez donc M. le percepteur !

— Non, impossible ! je suis complet ! s’exclama ce dernier en retournant brusquement son assiette vide sur la nappe.