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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/270

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REVUE DES DEUX MONDES.

Tout en parlant, il l’enveloppait d’un regard presque amoureux ; en relevant les yeux, elle surprit ce regard et rougit. Elle songeait que c’était justement à la fin d’avril qu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois. Y avait-il une secrète intention dans le soin qu’il avait pris de dater de cette époque la fin de ses ennuis à Auberive ? Elle se sentait de plus en plus embarrassée de se trouver seule avec ce jeune homme dans le grand salon devenu subitement désert. Comme les personnes dévotes, timides et peu habituées aux hasards de la vie mondaine, ce tête-à-tête qu’elle avait étourdiment provoqué lui causait maintenant des terreurs chimériques. Elle se montait l’imagination et devenait nerveuse. Elle osait à peine bouger, et la vaste pièce s’emplissait d’un silence périlleux, sur lequel se détachait le murmure sourdement saccadé des grillons du jardin et le menu bruit de l’huile montant dans les lampes. — Une lumière blonde baignait Mme Adrienne ; elle dorait ses joues, allumait un éclair humide dans ses yeux bruns et mettait des reflets mouillés sur le satin noir de sa jupe. Francis Pommeret la trouvait en ce moment très séduisante ; mais il était à cent lieues de méditer les entreprises hardies qui s’étaient présentées à l’imagination craintive de M""* Lebreton. Entre lui, modeste petit fonctionnaire vivant maigrement de ses appointemens, et la riche et imposante veuve d’un maîtrte de forges millionnaire, il y avait une distance qui lui paraissait trop disproportionnée. Essayer de la franchir par un de ces coups d’audace qui réussissent parfois, c’était risquer de se faire éconduire honteusement et de compromettre même sa situation à Auberive. Il était bien trop circonspect pour jouer tout son avenir sur une seule carte ; néanmoins, à cette heure avancée de la soirée, pendant ce tête-à-tête inattendu avec une femme jeune encore, à la fois élégante et dévote, à laquelle l’inconnu et le fruit défendu donnaient un attrait singulièrement capiteux, il lui montait par intervalles au cerveau des bouffées de désir, des tentations timidement et lentement caressées. Il se disait : « Si j’osais pourtant !.. On a vu des choses plus étonnantes… Qui sait ? »

Les eifarouchemens d’Adrienne redoublaient. N’osant ni rester assise ni congédier son hôte, elle alla machinalement vers la portefenêtre ouverte sur le jardin :

— Quelle belle nuit ! fit-elle d’une voix assourdie en se retournant vers Francis ; voyez donc comme le parc est éclairé !

La nuit, en effet, était magnifique et, par exception, — dans ce pays où il gèle d’habitude jusqu’en juin, — elle était presque tiède. Surgissant d’un massif de trembles et de peupliers de Virginie, la lune déjà échancrée épandait une large nappe de lumière bleuâtre sur les bouleaux immobiles, sur la pièce d’eau entourée d’iris.