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réseau enserre la pensée comme les objets pensés et qui n’est peut-être que la suprême indifférence de la nature impassible, c’est introduire subrepticement dans la vérité, dans l’intelligence, dans l’ordre qui est leur rapport mutuel, une considération déguisée d’utilité humaine, de moyen au service de notre volonté et de notre sensibilité, une relation secrète avec le progrès de la vie et avec la joie qui en résulte. La vérité et l’intelligence seront alors hypothétiquement bonnes si elles servent à la félicité ; sinon elles seront mauvaises. Le monde de Schopenhauer et de fil de Hartmann, par exemple, pourrait être vrai et saisi comme tel par une intelligence ; il n’en serait pas moins le pire des mondes, étant le monde de l’universelle douleur. Nous pouvons donc conclure que ni l’ordre et le vrai, ni l’intelligence qui les reflète, ne sont un bien en soi, un bien absolu.

L’école spiritualiste concevrait probablement elle-même de doutes sur la prétendue bonté intrinsèque de l’intelligibilité et de l’intelligence, si elle examinait avec plus de rigueur et quoi consiste l’acte même de comprendre, intelligere. Considérons d’abord la connaissance objective des choses, c’est-à-dire la science. La connaissance implique la possibilité de rendre raison de ce qu’on connaît : c’est un principe cher aux leibniziens et aux cartésiens. Or, on ne peut rendre raison d’une chose, comme le remarque Kant, qu’au moyen d’une autre dont la première dépende et dépende nécessairement. Il n’y a donc de connaissance proprement dite que d’une diversité et d’une diversité liée : identitas in varietate, comme dit Leibniz. C’est alors désordre, soit ; mais cet ordre est tout simplement la nécessité même, le déterminisme des raisons. Allons plus loin, ce n’est pas autre chose que le mécanisme, car nous plaçons dans le temps et dans l’espace toute diversité, et nous n’avons d’autre moyen de lier cette diversité que le changement ou le mouvement conçu selon des lois mathématiques et nécessaires. Aussi peut-on dire avec Descartes, Leibniz et Kant qu’il n’y a de science proprement dite que du mouvement[1]. L’intelligente ne fait donc que démonter un mécanisme, et c’est proprement en cela que consiste la connaissance objective. Ceci posé, comment les Descartes, les Malebranches et les Leibniz peuvent-ils appeler l’intelligence un bien, abstraction faite de toute sensibilité et de toute relation au désir ? Elle est la réduction des choses à des rapports abstraits dans l’espace et dans le temps, à des nombres, à des figures, à des lois, à des mouvemens en divers sens. Elle trouve aussi bien sa satisfaction dans ces rapports abstraits que dans des rapports réels. Même quand elle opère sur des choses réelles, elle n’en considère encore que les caractères abstraits, les lignes, les contours, dehors de la réalité. C’est

  1. Voir l’étude de M. Lachelier intitulé de Natura syllogism.