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ce qu’il y a d’essentiel dans l’idée kantienne du devoir. Voyons s’il y a réussi. Dès qu’on admet des « biens naturels » antérieurs à la loi morale, comme l’intelligence, l’ordre, la puissance, etc., ce n’est évidemment plus cette loi même qui est le motif de notre action ; c’est le bien qu’elle nous prescrit de poursuivre. Le devoir pour le devoir n’a plus alors de sens ; au lieu de cette formule vide, il faut dire : le devoir pour le bien, la forme pour le fond, le moyen pour la fin, le cadre pour le tableau, l’ombre pour le corps. Étant posé un but, tel moyen est nécessaire pour l’atteindre ; donc ce moyen doit être choisi ; ainsi apparaît l’idée de devoir. Mais d’une telle doctrine découlent rigoureusement diverses conséquences fort importantes. 1° Le devoir n’a plus par lui-même qu’une valeur logique, et il exprime simplement la conséquence de la volonté avec soi : qui veut la fin doit rationnellement vouloir les moyens ; le devoir n’est que la logique du bien, c’est-à-dire la nécessité de conformer le moyen au but. Si le but est quelque chose d’absolu, le devoir prend lui-même une apparence d’absolu ; si le but est quelque chose de relatif, il n’y aura même plus cette apparence, mais au fond tout dépendra du but, qui sera seul bon ou mauvais, soit absolument, soit relativement, et il sera logique de préférer un bien plus grand à un bien moindre. 2° Ainsi conçu, le devoir n’est plus qu’une idée de second ordre et dérivée, commune (avec des nuances) à tous les systèmes de morale. Qui veut la perfection, disent les uns, doit vouloir la sagesse, le courage, la tempérance ; qui veut le bonheur, disent les autres, doit vouloir la sagesse, le courage, la tempérance. Pour tout moraliste, le devoir est de chercher le bien, et la seule différence est dans la détermination de ce bien. 3° Le devoir n’est pas, comme l’a cru Kant, une idée sui generis, irréductible à toute autre ; c’est au contraire une idée du même genre que toutes les notions purement logiques. Les conseils de l’utilité et les prescriptions de la morale ne diffèrent que par leur contenu, qui est tantôt la satisfaction de la sensibilité, tantôt la perfection intrinsèque ; ils n’en diffèrent pas par la ferme, qui, dans les deux cas, exprime la nécessité rationnelle d’une action en vue d’un but à atteindre. 4° Une telle formule est ce qu’on appelle un impératif hypothétique : « Si tu veux ceci (par exemple la perfection ou le bonheur), tu dois faire cela. » Des lors, 5° nous dépendons des objets de notre activité dans nos actes moraux, comme nous dépendons des objets de notre intelligence dans nos jugemens scientifiques : ce n’est pas la vérité qui se plie à notre intelligence, c’est notre intelligence qui se plie à la vérité ; ce n’est pas non plus le bien qui se conforme à notre volonté, c’est notre volonté qui doit se conformer au bien. La volonté n’a donc plus l’autonomie absolue que Kant lui attribuait ; elle ne veut