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accident prochain. On s’y fait cependant au bout de quelques minutes, et tout en bondissant à droite, à gauche, en haut, en bas, si ce roulis et ce tangage d’un nouveau genre ne vous ont pas donné le mal de mer, on est tellement émerveillé du spectacle qui se déroule sous les yeux, que toutes les sensations pénibles disparaissent et ne laissent place qu’à l’admiration. Les jardins de Jaffa sont dignes de leur renommée. J’ai compris sans peine qu’ils aient inspiré l’adorable légende des jardins d’Armide. Qui ne rêverait un poème d’amour et de volupté sous ces massifs d’orangers, de limoniers, de cédrats, de poivriers, de palmiers, de cactus, sans cesse couverts de fleurs et de fruits ? Au printemps, les parfums qui s’exhalent de cette immense forêt verte et blanche sont tellement forts, tellement excitans qu’ils embaument la mer elle-même à une grande distance et que les bateaux voguant vers Jaffa sentent pour ainsi dire la côte avant de l’apercevoir. D’innombrables oiseaux voltigent de feuilles en feuilles. Des oranges, dont la grosseur étonne et dont la couleur ardente éblouit, pendent à toutes les branches. On peut presque les saisir de la main en passant. Il faudrait la poésie du Tasse ou la musique de Gluck pour rendre les enchantemens de ce site délicieux. On le quitte par malheur assez vite pour entrer dans l’immense plaine de Sâron bordée au loin par les montagnes de la Judée, dont les ondulations gracieuses donnent du charme à ce paysage un peu sévère. La plaine de Sâron n’éveille pas des souvenirs moins poétiques que les jardins de Jaffa. Involontairement l’œil y cherche les lis, les roses, les narcisses et les giroflées du Cantique des cantiques. Mais si la fiancée n’avait pas disparu comme les fleurs auxquelles elle comparait sa fragile beauté, elle ne pourrait plus dire : « Je suis le narcisse de Sâron, le lis de la vallée. » Ce n’est pas que la plaine de Sâron soit dépourvue de toute parure ; seulement les tulipes, les anémones, les chardons jaunes, blancs et violets ont remplacé les roses d’autrefois. Aussi loin que le regard puisse porter, on n’y distingue pas un arbre, pas une route, pas un accident de terrain un peu considérable : des cultures vertes entrecoupées de fleurs multicolores, voilà tout ! La végétation est admirable ; c’est là qu’on peut se rendre compte pour la première fois du système de culture indigène. Le bétail de cette partie de la Palestine est d’une petitesse étonnante : les bœufs et les vaches y ont à peine la taille de veaux européens. De loin en loin, on distingue un fellah poussant sur la surface de la terre sa charrue paresseuse que ces bestiaux nains traînent négligemment. Le pays semble désert ; les villages bâtis en boue ou en pierres grises, recouverts d’herbe sèche, se confondent avec le sol. En revanche, la route est battue par une grande quantité de chameaux, de Bédouins et de fellahs dont les types et les costumes animent le paysage. Jadis, ils l’animaient beaucoup