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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/336

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Si l’on compare l’humble destinée du Corrège à ces carrières brillantes et agitées par l’ambition, elle nous fait penser plutôt à la vie d’un sage ou d’un rêveur qu’à celle d’un artiste. Ce que nous savons de lui n’est presque rien. Il naît dans une obscure bourgade de Lombardie. Son génie se développe on ne sait comment, sous des maîtres obscurs ou inconnus. A peine sort-il de sa retraite pour aller à Parme et à Mantoue. Il n’a jamais vu ni l’Athènes toscane ni la ville éternelle. Des grands seigneurs le protègent, le monde lui ouvre ses portes à deux battans ; mais il n’y jette qu’un regard et passe avec un sourire à la fois modeste et fier. Il s’enveloppe d’ombre et de silence ; un voile jaloux recouvre ses amours et son mariage. Ne s’inquiétant pas plus de sa renommée que du monde, tout entier à son travail, il peint, il peint, il invente sans relâche, puisant ses créations sans modèles à la source magique du rêve. Dans cette splendide maturité, il s’éteint tout à coup et-mystérieusement comme il a vécu, ne laissant d’autre trace de sa vie qu’une foule de toiles dispersées dans tous les pays et trois grandes fresques à Parme : la Chasse de Diane, cette merveille de grâce hellénique ; puis la Vision de saint Jean, et l’Assomption de la Vierge, deux coupoles colossales d’une puissance vertigineuse et d’une beauté transcendante qui surpassent tout ce qu’on peut imaginer en fait de peinture murale.

Allez à Parme, vieille capitale abandonnée ; parcourez ces grandes places, ces rues désertes, bordées de palais massifs et sombres comme des prisons ; puis montez sur les remparts, d’où se déroule à perte de vue l’immense plaine de Lombardie ; vous recevrez de tout cela une grande impression de solitude et de mélancolie. — Mais entrez au musée et donnez un coup d’œil aux admirables aquarelles de Toschi qui reproduisent les fresques du maître. Quel éblouissement ! Vous verrez sous une chaude lumière des corps nus et superbes, campés sur des nuages ; des athlètes inspirés qui vous regardent de leurs prunelles puissantes, profondes comme la passion et vastes comme la pensée. Ces êtres extraordinaires ont je ne sais quoi de fier et d’animé qui sort de toute convention. Leurs attitudes sont libres, leurs formes accusent une vitalité intense et leurs yeux ont une telle force de radiation qu’ils vous suivent quand on les a vus. Ils vous donnent une sensation étrange et toute nouvelle. Ce n’est pas la majesté calme de l’art antique, ce n’est pas l’extase des visionnaires chrétiens, mais c’est comme un mélange des deux : la vision ardente d’un néo-platonicien rêvant aux premiers siècles la grande palingénésie de l’humanité. Nous flottons entre Délos et Patmos sous un ciel embrasé, plein d’apparitions merveilleuses. L’étonnement augmente lorsqu’on va voir les coupoles elles-mêmes. En présence de ces lutteurs qui joignent la