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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/541

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quelques marquis poudrés de farine, les bas crottés, sautillans et burlesques, rappelaient le travestissement cher au directoire ; des seigneurs espagnols étalaient superbement le petit manteau qu’Almaviva porte dans le Mariage de Figaro ; des Grecs dont un cotillon douteux remplaçait la foustanelle, des Turcs dans le dos desquels s’épanouissait un soleil en clinquant, s’en allaient bras dessus bras dessous avec des malins à la courte veste blanche, : avec des forts de la halle au vaste chapeau orné d’un bouquet, et lançaient des plaisanteries salées aux poissardes décolletées, habillées ou plutôt déshabillées de rouge, qui se prélassaient à demi couchées sur la capote d’un cabriolet découvert. En somme, c’était médiocre ; la quantité remplaçait la qualité, mais cela suffisait ; à amuser des enfans.

Parfois, au loin, on entendait une énorme clameur, comme celle d’un peuple entier saluant un souverain, et sur le boulevard, au milieu de la chaussée, on voyait apparaître un énorme char à bancs traîné par six chevaux menés à la Daumont et précédé par des piqueurs qui sonnaient des fanfares. La foule se précipitait et admirait une douzaine de jeunes femmes, en costumes éclatans, qui jetaient des petites pièces de monnaie, des dragées et parfois des œufs remplis de farine. Toute la tourbe du ruisseau entourait la voiture ; on se ruait, on se battait pour ramasser l’argent ; c’était hideux, et de temps en temps un grand cri retentissait : « Vive milord l’Arsouille ! » Alors un des masques s’inclinait et ses compagnons applaudissaient. Quel était donc ce personnage ? On peut le dire aujourd’hui, car celui auquel on attribuait le rôle et celui qui le jouait réellement sont morts tous les deux. L’histoire est singulière et donne à réfléchir sur ce que vaut la gloire humaine. À cette époque, un Anglais fort riche, grand amateur du chevaux, lord Seymour, vivait à Paris et s’était fait connaître par quelques excentricités qui ne dépassaient en rien les usages admis, parmi les hommes de bon ton. Quelques actes de générosité, quelques paris de course considérables et bruyamment gagnés l’avaient rendu populaire, et le bon peuple, toujours crédule, toujours nigaud, mettait invariablement à son compte toutes les sottises qui se commettaient à Paris. S’il y avait un scandale au bal des Variétés, si aux Vendanges de Bourgogne on jetait un sergent de ville par la fenêtre, si une cavalcade traversait les boulevards avec un vacarme extravagant, tout de suite on disait : « C’est lord Seymour, c’est lord l’Arsouille, » car c’est par ce misérable surnom qu’on le désignait[1]. Or, Seymour était innocent de toutes les

  1. Arsouille. Ce mot était fort usité à cette époque dans le langage populaire de Paris. Il est aujourd’hui tombé en désuétude : c’est probablement l’anagramme du vocable souillart (du verbe souiller) qui avait la même signification au moyen-âge.