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à volonté. Sauf votre respect, c’est M. de Contenchien qui raconta cela, mais le cher homme a la berlue à cause du changement de gouvernement. Les grands généraux, moi, je les ai connus et j’ai servi sous leurs ordres : » Alors, avec cette éloquence du soldat redevenu paysan qui se rappelle.les grandes aventures où il a eu sa part d’héroïsme, il me parlait du « roi ». Murat, toujours vêtu de velours ; de Bernadotte, qui avait un vilain nez ; de Lefebvre, « qui était le père du soldat ; » de Ney, qui jurait comme un templier ; de Curial, qui ne mangeait que des truffes, et il me racontait les batailles auxquelles il avait assisté. Elles étaient nombreuses, et toutes les fois qu’elles ne s’étaient pas terminées par la victoire, c’est que nous avions été trahis. Il était au combat de Montereau, il avait vu Napoléon pointer la pièce de canon légendaire ; lorsqu’il racontait cet épisode, il ôtait lentement son tricorne et levait les yeux comme s’il eût salué un dieu invisible.

Les récits du garde-champêtre et ceux de mon oncle étaient tellement contradictoires qu’ils me causaient un véritable malaise ; j’étais troublé, car je me sentais entraîné alternativement vers l’un ou vers l’autre, et parfois dans la même journée, j’étais disposé à crier : Vive l’empereur ! et Vive le roi ! J’aurais voulu être Murat « coiffé de grandes plumes, » j’aurais voulu être La Rochejaquelein avec le cœur de Jésus sur la poitrine ; j’étais trop enfant pour comprendre la grandeur du sacrifice abstrait, qui seul est méritoire, et je me perdais dans une série de raisonnemens opposés où je trouvais une sorte de douleur impatiente dont je ne pouvais me débarrasser. Je me résolus à consulter ma mère, qui avait une rare rectitude de jugement, et de m’en rapporter à ce qu’elle me dirait. Un jour que j’étais seul avec elle, je lui dis brusquement : « Qu’est-ce qu’il y a de plus grand, les guerres de la Vendée ou les guerres de l’empire ? » Ma mère me répondit : « Petit garçon, — c’est toujours ainsi qu’elle m’interpellait lorsqu’elle voulait retenir vivement mon attention, — petit garçon, il y a quelque chose de plus grand que les guerres de la Vendée et que les guerres de l’empire, c’est la paix. » Il y a cinquante ans que ma mère m’a fait cette réponse, et je crois qu’elle avait raison.

Je n’étais cependant pas plus avancé. Charette et Napoléon continuaient à combattre dans ma petite cervelle, et je ne sais comment ce duel se serait terminé si un incident, futile en apparence, n’était venu modifier le cours de mes idées et ne m’avait emporté vers des rêveries où les héros des guerres civiles et des guerres de conquête ne pouvaient plus intervenir. Dans les premiers jours de juillet ce fut la foire de Fresnay-le-Vicomte. On peut imaginer que je ne quittais pas la place publique, pleine du mugissement des