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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/547

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marcher dans les hautes herbes. L’imagination des enfans, que nulle expérience ne peut combattre, a une puissance extraordinaire ; je travaillais avec ardeur à mes préparatifs, j’étais certain de mettre mon projet à exécution et de le mener à bonne fin. J’y renonçai cependant tout à coup, et ce fut l’amitié qui fit ce miracle. Je pensai à Louis de Cormenin, au chagrin que mon départ lui causerait, et je résolus de l’emmener avec moi.

J’eus bientôt inventé une autre combinaison qui me parut admirable. J’écrivis à Louis pour lui raconter les joies que j’avais éprouvées à lire le Robinson suisse et pour l’engager à se le procurer. Louis était alors au château de Lamotte, non loin de Montargis, où il fut facile de trouver le livre. Il le lut et ressentit comme moi un enthousiasme dont il me fit part dans une lettre. J’avais procédé avec prudence ; certain désormais d’avoir un complice, — et quel complice ! l’être que je chérissais entre tous, — je dévoilai tout mon plan. Une fois réunis à Paris, nous devions nous concerter et prendre les dernières dispositions, qui, du reste, ne rencontreraient, ne pouvaient rencontrer aucune difficulté. Louis et moi, nous avions reçu, au jour de l’an, une paire de boutons de chemise en or : bien payés, les quatre boutons pouvaient valoir 25 ou 30 francs. Nous les vendions. Avec la somme considérable que nous en retirions, nous nous rendions au Havre en malle-poste, pour aller plus vite, nous nous embarquions sur le premier navire en partance, nous faisions naufrage, tout l’équipage périssait excepté Louis et moi. Nous nous emparions de la péniche ; — ce mot péniche, dont j’ignorais le sens précis, me remplissait d’émotion. — Après avoir erré toute la nuit « sur la mer en courroux, » nous découvrions, à l’heure du soleil levant, une plage verdoyante qui était enfin notre île déserte, où nous construirions des forteresses sur les grands arbres. Louis fut moins épris de mon projet que je ne l’avais cru ; il m’écrivit : « Es-tu sûr qu’il y ait encore des îles désertes ? » Je lui répondis : « Je te donne ma parole d’honneur qu’il y a encore beaucoup d’îles désertes. » Il ne se tenait pas pour battu et répliquait : « Et si par hasard nous ne faisions pas naufrage ? » — Quel ergoteur ! j’étais furieux et je me disais avec désespoir : Puisque tout le monde m’abandonne, je partirai seul, et de plus belle je me remettais à lire le Robinson suisse.

C’est de cette époque que date ma correspondance avec Louis que la mort seule a pu interrompre ; il a gardé toutes mes lettres et j’ai conservé toutes les siennes. Je viens de consacrer plusieurs jours à les relire, et je me suis senti déprimé par une invincible tristesse. Revenir sur ses pas dans la vie, parcourir le chemin déjà parcouru, c’est lamentable. Tout meurt une seconde fois.