à Alfred de Musset de n’avoir pas chanté plus qu’il ne l’a fait les devoirs de l’homme et du citoyen est à peu près aussi judicieux qu’il le serait de reprocher à Horace de n’avoir pas préféré les sentimens de la morale stoïcienne aux sentimens de la morale épicurienne, ou de n’avoir pas prolongé sous Auguste la résistance républicaine. Si on eût interrogé Horace à ce sujet, il aurait répondu qu’on n’est poète que par la grâce de sa nature, que cette nature nécessairement limitée nous crée une aptitude pour chanter non tous les sentimens, mais ceux-là seulement qui lui conviennent, et que c’est précisément pour cette raison qu’on naît poète et qu’on ne peut le devenir par l’étude ou le vouloir. Je trouve en moi, aurait-il dit, une aptitude à chanter les sentimens sans excès qui naissent d’un compromis judicieux entre les conditions diverses de la vie sociale, les douceurs de la retraite, les loisirs studieux, les charmes d’une rusticité tempérée de mondanité, le bonheur de la médiocrité, mais si je voulais, comme mon ami Virgile, chanter les grands dieux et les origines du peuple latin, je cesserais d’être poète à l’instant. De même, si l’on eût interrogé Alfred de Musset, il aurait répondu que la nature avait mis en lui une aptitude à chanter les sentimens de la jeunesse et de l’amour, qu’il n’était poète que par la grâce de ces sentimens, parce qu’il se sentait la force de les rendre avec vie et nouveauté, ce qu’il ne pouvait dire de toute autre matière poétique, et qu’il ne voulait pas se condamner à devenir rimeur vulgaire pour éviter les reproches qu’on lui adressait. L’inspiration ne consent guère à se partager, et il est aussi difficile d’en changer que de dépouiller sa nature. Le nombre des poètes politiques serait considérable s’il suffisait pour mériter ce titre de la seule volonté ; mais il y faut un don spécial tout comme pour chanter l’amour et l’héroïsme. Si cela n’était pas, comment expliquer que de tous les grands poètes de notre temps, il n’y ait eu réellement que Béranger qui ait été par nature un poète politique ? On n’accusera certainement ni Lamartine, ni Victor Hugo de ne pas avoir sympathisé avec l’esprit de leur temps. Cependant Lamartine, orateur incomparable, n’a mis que très rarement la politique dans ses vers, et toutes les fois qu’il l’a fait, il a été au-dessous de lui-même. Victor Hugo a excellé dans ce genre de poésie ; mais il n’y est arrivé que très tard sous le coup des colères excitées en lui par le 2 décembre, car on ne prétendra pas que les pièces de ses divers recueils consacrées à Louis XVII, à Napoléon, ou au roi de Rome, aient eu jamais quelque chose à démêler avec ses véritables opinions politiques, et l’on soutiendra bien plus justement que ces pièces admirables sont dues simplement à cette faculté propre aux grands poètes qui veut qu’ils trouvent
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