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trahison, ou lui a infligé l’injure de l’infidélité. Il croyait aller à une joie sans fin et c’est à un combat qu’il marchait sans le savoir. Il tombe, vaincu dans cette bataille qu’il n’attendait pas, et alors il se sent saisi d’un désespoir qu’il croit éternel, comme il croyait éternel tout à l’heure le bonheur qu’il s’était promis. Ce désespoir, tous le connaissent, mais il s’en faut de beaucoup qu’il soit le même chez tous ; il varie au contraire infiniment avec les natures, les caractères et la qualité des cœurs. Cependant toute cette variété peut se ramener à deux formes principales, nettement tranchées, et Alfred de Musset les a opposées l’une à l’autre dans le poème de Namouna par le moyen du personnage d’Hassan et du symbole de don Juan. Chez les uns, ce désespoir tourne en cynisme résolu ; ceux-là acceptent la défaite avec une ironique amertume ou cherchent dans un froid mépris les armes de leur vengeance. Ils traitent l’amour comme une denrée qu’on achète au marché à proportion du besoin qu’on en a ; c’est le système d’Hassan, qui, pour mieux l’appliquer, s’en est allé vivre en pays musulman. Mais il en est d’autres plus nobles qu’un pareil système ne peut satisfaire et qu’une telle vengeance ne peut apaiser. Ceux-là sont tombés tout comme les premiers, mais ils sont tombés

Comme l’aigle blessé qui meurt dans la poussière
L’aile ouverte et les yeux fixés sur le soleil…


Le soleil existe puisqu’ils le fixent, l’amour existe puisqu’ils l’ont senti. Il s’est refusé à eux, il est vrai, il s’est échappé lorsqu’ils croyaient l’atteindre ou il est resté obstinément caché, mais quoi ! Dieu aussi reste invisible, et il n’y a que les athées qui s’en autorisent pour le nier. Donc il peut, il doit être atteint. Qu’importe le nombre des défaites, il faut le chercher sans paix ni trêve, d’un cœur ferme, d’une volonté implacable, d’une âme exempte de crédulité à travers dangers, obstacles, deuils et ruines, sans se laisser prendre à des apparences trompeuses, sans s’arrêter à des copies imparfaites du modèle divin qui ne méritent que le dédain ou la destruction. Le don Juan de Musset, chercheur infatigable, qui

… Fouille dans le cœur d’une hécatombe humaine,
Prêtre désespéré, pour y chercher son Dieu.


est le patron de ces courageux obstinés. Bien qu’il ne nous soit pas possible de contempler ce portrait avec des yeux aussi complaisans que ceux de la jeunesse, n’y voyons pour le moment que ce qu’y voient les lecteurs de vingt ans, c’est-à-dire cette croyance invariable en l’amour, ce refus opiniâtre d’y renoncer et cet