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de bonne heure à prendra parti aux grandes affaires, et il est devenu un homme avant l’âge où mûrissent la plupart des princes de sa maison. Tandis que les héritiers de couronnes ne voient d’ordinaire que le côté séduisant du sanglant métier des armes, il a appris à l’école de l’expérience ce qu’il en coûte de vouloir décider à la pointe de l’épée des destinées d’un grand état. Avec plus de sévérité que tout autre combattant de 1877, il a condamné les fautes commises ; avec moins de réserve que le détenteur responsable du pouvoir, il a fait sentir sa disgrâce aux grands et aux petits personnages, qui étaient soupçonnés d’avoir été des économes infidèles. Tout ce qu’on connaît du second fils d’Alexandre II témoigne de sa valeur morale et de la solidité de son caractère, ; qualités plus précieuses pour un prince arrivé au trône dans des circonstances régulières que l’ambitieux essor de l’esprit, que la hardiesse de l’imagination ou que le brillant dans le commerce des hommes[1]. » Plus on a le caractère solide et l’habitude de la réflexion, plus on a le sentiment des difficultés et le goût de se recueillir avant d’agir. Les gens d’esprit prennent quelquefois un bon mot pour une solution ; les souverains que leur fantaisie gouverne se figurent facilement que la misé en scène tient lieu de tout et que les affaires humaines doivent se mener comme une représentation de cirque olympique ou comme une pièce à grand spectacle. Il est probable que l’empereur Alexandre III fera peu de mots, et il paraît ne goûter que médiocrement la politique démonstrative. Ceux qui attendaient de lui des coups de théâtre se sont trompés ; mais rien ne prouve jusqu’aujourd’hui qu’il se laisse aller au découragement et que le prétendu prisonnier de Gatchina ne sache pas ce qu’il veut.

Qui peut s’étonner que l’empereur Alexandre III sente vivement les difficultés de sa tâche ? Aucun souverain ne s’est trouvé aux prises avec une situation plus embarrassante et n’a dû porter le poids d’une plus lourde succession. Quoi qu’il fasse, il est condamné d’avance à ne satisfaire personne. Tout le monde en Russie s’accorde à reconnaître que les choses ne peuvent aller plus longtemps comme elles vont, qu’il faut faire du nouveau ; tout le monde reconnaît aussi « que les demi-mesures ne serviraient de rien, que le mieux est d’en finir d’un coup et de sauter résolument par la fenêtre. » Mais c’est le seul point dont on convienne. Il y a plusieurs manières de sauter par la fenêtre ; chacun propose et recommande la sienne. Ceux-ci prêchent éloquemment la politique de concessions et de réformes, et celles qu’ils réclament équivaudraient à une révolution. Ceux-là, au contraire, estiment qu’il importe de restaurera tout prix le principe d’autorité, sapé dans ses

  1. Von Nicolaus I su Alexander III, St-Petersburger Beitraege zur neuesten russischen Geschichte ; Leipzig, 1881.