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de voter ? Peut-être une nuit leur suffira-t-elle pour transformer leur comité consultatif en constituante.

Nombre de libéraux à qui ce dénoûment paraît fatal et certain engagement l’empereur et ses conseillers à prendre une courageuse résolution, à s’exécuter dès ce jour, à convoquer d’emblée un parlement, qui se chargera de donner à la Russie une constitution en forme. Que serait ce parlement ? A supposer même que les Samoyèdes et les Kirghiz en demeurent exclus, tout porte à croire qu’il offrirait au monde étonné un des plus singuliers spectacles qu’il ait contemplés dans le cours de l’histoire. Ce serait un bizarre assemblage, un chaos, une Babel, une confusion d’idiomes et de pensées. L’éloquence y coulerait à flots, et il s’y dirait assurément des choses énormes ; l’Europe y coudoierait l’Asie et lui parlerait tartare pour lui être agréable, tandis que l’Asie, se piquant au jeu, s’approprierait en deux jours toutes les ressources de la dialectique allemande et tous les principes du positivisme anglais ou français, qu’elle pousserait à leurs dernières conséquences. Sans nul doute ce parlement observerait toutes les règles, toutes les pratiques parlementaires, qu’il apprendrait avec une prodigieuse rapidité, et il imiterait des exemples célèbres avec un rare bonheur, mais les votes seraient stupéfians comme les harangues et, selon toute apparence, le président devrait souvent se couvrir.

Peut-être verrait-on se former en peu de temps des groupemens imprévus, des coalitions qui ne plairaient pas à tout le monde. Obéissant à leurs affinités naturelles, les Petits-Russes s’uniraient aux Lithuaniens, aux Polonais, aux Courlandais, aux Livoniens, et les vrais fils de sainte Russie se trouveraient en minorité, rôle ingrat dont ils auraient peine à s’accommoder. Ce qui est plus probable, c’est que les têtes chaudes, les imaginations exaltées, les audacieux, les excentriques, ceux qui ont la parole ardente et intrépide, ceux qui sont de glace pour les vérités et de feu pour les chimères prendraient bientôt sur cette assemblée novice un ascendant redoutable. Les hommes à paradoxes se trouveraient aux prises avec les hommes à préjugés, leurs folies seraient contagieuses. Un torrent de radicalisme effréné entraînerait tout après lui, et des Robespierre moscovites, des Proudhon touraniens, des Lassalle mongols deviendraient les maîtres de la tribune. — « La foule de talens oratoires que mettrait au jour un tel semski sobor, a dit M. Eckardt, plongerait l’Europe dans la stupeur, de même que l’étonnant emploi qu’ils feraient de leur éloquence tribunitienne. Pour se faire une juste idée de ce qu’on entend chez nos voisins de l’est par un radicalisme résolu, il suffit d’avoir lu certains livres et certains journaux. Toutes les spéculations révolutionnaires et chimériques qui se sont amassées depuis peu dans les têtes russes seraient mises audacieusement en pratique, dès qu’on aurait soulevé le couvercle de cette boîte de Pandore qui n’a cessé de s’emplir pendant un quart de siècle. La France de