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Maistre disait « que le peuple réunit éminemment trois qualités, qu’il est toujours enfant, toujours fou et toujours absent. » Les classes moyennes ont leurs enfances et leurs folies, mais elles ne sont jamais absentes, elles sont toujours là, elles écoutent aux portes, elles commentent, elles glosent sur tout, elles intriguent, elles cabalent, et ce qu’on entend par l’opinion publique est en définitive leur opinion.

En apprenant les odieux attentats dont Saint-Pétersbourg a été récemment le théâtre, l’Europe s’est moins étonnée de l’audace des nihilistes que de la facilité de leurs entreprises et de la sûreté de leurs coups. Il lui a paru qu’en Russie les honnêtes gens venaient en aide aux assassins, sinon par leurs connivences, du moins par leur inertie, par leur indifférence, par leur torpeur, que quoi qu’il arrivât, ils tiraient leur épingle du jeu, que le gouvernement russe vivait dans l’isolement au milieu des bois, que ses amis lui laissaient le soin de se défendre contre les guet-apens de ses ennemis. L’empereur Alexandre III, dans son manifeste, engageait « tous ses fidèles sujets à combattre avec lui l’esprit de rébellion qui couvre la Russie de honte, » et, dans sa circulaire du 18 mai, le nouveau ministre de l’intérieur confesse que la police est impuissante à arrêter le mal ; il exhorte tout le monde à s’en mêler. Pour que ces appels fussent entendus, il faudrait que, dans le vaste pays qui s’étend de la Vistule à l’Oural, il y eût non-seulement moins d’abus, mais sous une forme ou sous une autre un commencement de vie publique. Les nations qui n’ont pas de droits se persuadent difficilement qu’elles ont des devoirs, l’état est pour elles un étranger, elles ne se sentent que faiblement intéressées à sa conservation, elles assistent avec une désolante philosophie aux déconvenues, aux mésaventures ou aux désastres qu’il peut essuyer. Le général Ignatief en a le sentiment, puisque dans cette même circulaire il annonce que le gouvernement prendra sans retard des mesures pour étendre les attributions des assemblées locales et pour les faire participer à l’accomplissement des réformes projetées par le souverain. Si le général Ignatief dégage avant peu sa parole, s’il s’exécute de bonne grâce et de manière à contenter tous ceux qui ne demandent pas l’impossible, ce sera jour lui un titre de gloire plus sérieux que le traité de San-Stefano.


G. VALBERT.