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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/711

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réprimerait l’arrogance d’un ci-devant, il faudrait, pour qu’Almaviva le tolérât et l’écoutât, que nous fussions, non plus à la veille d’une révolution, mais bien en pleine terreur, et que le maître craignît, ayant chassé ce drôle, d’être accusé par lui d’incivisme auprès du comité de son quartier. Certes, ce n’est pas ainsi que Beaumarchais l’entendait : et pourtant, mieux que personne, il connaissait l’emploi de l’esprit contre l’injustice d’un grand seigneur : n’est-ce pas avec l’esprit plus qu’avec les mains qu’il s’était défendu contre les « fureurs crochetorales » d’un duc de Chaulnes « brave à coups de poings, comme un matelot anglais ? » avec l’esprit qu’il avait châtié certain ambassadeur de Russie, mauvais payeur au jeu et par surcroît mal poli ? Il faut lire dans ses lettres tout le récit de cette aventure ; comment, sous prétexte de tailler au pharaon, il emprunte au comte de Buturlin cent louis que ce diplomate lui devait depuis longtemps ; comment, les cent louis perdus, il dit au comte : « Nous sommes quittes ; » et le comte s’écriant : « Cette banque-là ne vous coûte guère, » il lui répond avec courtoisie : « C’est tout ce qu’on pourrait me dire, monsieur le comte, si j’avais eu affaire à un mauvais débiteur. » Je ne sache pas que Figaro tînt dans le monde la place que Beaumarchais y tenait, et sous nul prétexte sa constance devant les menaces d’Almaviva ne saurait être plus raide que cette fermeté spirituelle : d’un bout à l’autre, il doit rester l’adroit personnage qui, après, avoir donné au comte « un faux avis » sur la comtesse, répond aux reproches de celle-ci sur l’inconvenance de son invention par ce tour bien propre à désarmer sa colère : « Il y en a peu, madame, avec qui je l’eusse osé, — crainte de rencontrer juste. »

Je n’avais pas vu sans crainte M. Coquelin cadet aborder ce rôle à son tour. Non qu’il me fût suspect d’un grand zèle politique ; mais il a, lui aussi, sa philosophie, qui est justement celle de Polichinelle. Entiché de cette plaisanterie froide qui plaît si fort aux Anglais, il est souvent à la fois mélancolique et burlesque : il est l’Hamlet du Tintamarre, qui porte, en guise d’épée, une batte d’Arlequin ; j’avais peur qu’il ne prêtât au joyeux barbier une bouffonnerie trop flegmatique et mystérieuse. Je connaissais, d’autre part, les minuties de sa mimique, de sa diction, de tout son jeu ; je me rappelais avec quel soin il avait dessiné son Basile, et je craignais qu’il ne gâtât par excès de scrupule, cette grande figure de Figaro. A propos de Basile, en passant, un avis à M. Silvain : sa pédanterie n’a rien de comique, et je ne vois pas où tend son emphase ; s’il ne peut acquérir la finesse de M. Thiron, si délicieux dans Brid’oison, qu’il ait au moins la bonhomie de M. Barré, excellent dans Antonio. Mais, pour revenir à M. Coquelin cadet, il m’a doucement surpris : il a composé le rôle plus largement que je ne pensais, avec plus de bonne humeur et d’aisance. Il se résigne dans le monologue à laisser s’arrêter la pièce ; il ne défigure pas son personnage tout le temps