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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/807

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du rêve. Par cette faculté singulière, Musset, qui ne possède ni le sentiment du rythme ni la science de la rime au même point que tel de ses illustres frères en Apollon, se trouve être sinon le plus musicien, au moins le plus musical des poètes. Et cette puissance musicale, Musset la transmet à son lecteur ; je veux dire par là qu’il l’accorde avec une telle justesse au l’on du sentiment qu’il va faire vibrer qu’il lui donne le mouvement précis dans lequel telle ou telle pièce doit être lue ou récitée. Ce n’est pas au premier venu, on le sait, qu’il appartient de lire les vers des grands poètes : il y a un art pour cela, et même lorsque le lecteur possède goût et sensibilité, il lui faut un apprentissage plus ou moins long ; mais cet apprentissage est inutile avec Musset, et je ne crois pas qu’il y ait lecteur, si médiocre qu’on le suppose, qui ne soit capable d’aller sans fausse note jusqu’au bout de telle ou telle de ses poésies.

Musset ne fut pas, à proprement parler, un peintre de la nature : jamais il ne s’est pris corps à corps avec ses phénomènes comme Victor Hugo, qui, parmi toutes les preuves de puissance qu’il a données, n’en a jamais montré de comparable à ce duel renouvelé du combat d’Hercule contre Antée, fils de la Terre ; il n’a jamais eu d’autre part l’humeur descriptive à la façon de Lamartine, dont l’abondance tarirait moins vite que la source où il puise, et il nous a dit en vers charmans quel ennui lui causaient les chantres des lacs et des cascatelles. Ce n’est donc pour ainsi dire que par rencontres et par échappées qu’il l’a peinte, et alors il l’a fait d’un trait sommaire et large, mais toujours sûr et précis. Le caractère des poésies que nous venons d’analyser nous dit assez clairement la cause de cet oubli de la nature, c’est que son génie était trop subjectif pour aimer à s’extérioriser. Cependant cette nature si peu cherchée, si peu chantée, rit partout dans son œuvre et y répand à flots sa fraîcheur et ses parfums. Compagne inséparable des sentimens préférés par le poète, elle l’accompagne fidèlement comme un génie invisible et lui prodigue les trésors pour en parer ses joies et ses peines. Et le poète, s’il ne lui fait jamais violence pour lui arracher quelques-uns de ses secrets, s’il est trop occupé de son propre cœur pour s’intéresser à elle directement, use en revanche largement de sa munificence. C’est chez elle qu’il puise, et à pleines mains, les images dont il a besoin pour exprimer ses sentimens, qu’il choisit ses comparaisons toujours heureuses parce qu’elles sont toujours faciles, qu’il s’empare de ses métaphores si brillantes, si touffues et si longuement continuées qu’elles ressemblent à des arbustes entiers transportés tout vifs, avec leurs tiges, leurs fleurs et leurs racines,