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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/855

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huit personnes, le père, la mère et six enfans, demeurant dans un réduit obscur qui n’avait pas 3 mètres de large sur 6 de long, avec, pour tout mobilier, un lit et deux matelas. C’est un lundi que j’ai visité la cité Jeanne-d’Arc, et les chambres étaient plus remplies que d’habitude, bon nombre de locataires cuvant encore, étendus sur leur lit, le vin de la veille. En descendant un des nombreux escaliers, je me croisai avec un garçon qui paraissait avoir dix-sept ou dix-huit ans et qui montait en trébuchant. Une bande de gamins lui faisait cortège et répétait comme un refrain : « Il est soûl ! » Je traversai une des cours où il y avait bien cinquante enfans déguenillés qui jouaient, criaient, se bousculaient. Une petite fille un peu plus fine et mieux vêtue que les autres tomba heurtée par une de ses compagnes ; en se relevant, elle l’apostropha à pleine bouche du mot célèbre que l’auteur des Misérables a tenu à rétablir dans son récit de la bataille de Waterloo. En m’en allant, je ne pouvais m’empêcher de me demander quelle destinée matérielle et morale attendait la plupart de ces petits êtres. Pour quelques-uns, peut-être pour beaucoup, la réponse n’était pas bien loin. A quelques pas de la cité Jeanne-d’Arc débouche une petite rue, appelée la rue Harvey, qui est bordée de maisons où la débauche est à l’encan sous sa forme la plus brutale. Une voiture y pénétrait, remplie de femmes nu-tête, en robes de soie fanée. Un peu plus loin, sur le boulevard de la Gare, s’ouvre un de ces établissemens où l’on ne débite que des liqueurs fortes, eau-de-vie et absinthe. Il était comble et des hommes en blouses malpropres se pressaient debout devant le comptoir d’étain. La prostitution pour les filles, le cabaret pour les garçons, n’est-ce pas là ce qui est fatalement au bout d’une enfance ainsi écoulée et ne peut-on appliquer à ceux qui sont nés dans des conditions pareilles ce que saint Augustin disait au sens mystique de l’homme lui-même ? « Genitus per immunditiam, vivens in miseria, moriturus in angustia : Né dans l’immondice, vivant dans la misère, il mourra dans la détresse. »

J’ai décrit dans cette étude la situation de ceux qui vivent dans un appartement garni de leur propre mobilier, si chétif qu’il puisse être. Je parlerai dans la prochaine de ceux qui, n’ayant ni appartemens ni meubles, changent de logis tous les jours ou qui sont réduits à demander un asile à la charité.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.