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laisser Richard s’avancer le premier et ne le suivaient qu’à une assez grande distance. Ils n’osaient s’approcher de la jeune héroïne, terrifiés qu’ils étaient en pensant à cette puissance surhumaine dont on leur avait dit des choses si surprenantes. Le frère multipliait, mais en vain, les signes de croix et les aspersions d’eau bénite pour conjurer ces frayeurs. Témoin de son embarras, Jeanne s’empressa de profiter de cette occasion pour démentir sous une forme railleuse les propos inconsidérés qu’il avait tenus : « Approchez hardiment, lui dit-elle avec malice, approchez : je ne m’envolerai pas. »

On voit que les deux récits présentent trop de divergences pour qu’il soit possible de les rapporter à une seule et même entrevue. On y trouve pourtant un trait commun, la puissance de s’élever dans les airs attribuée à Jeanne d’Arc par frère Richard, et l’on peut dire qu’à ce point de vue le texte de l’anonyme de la Rochelle éclaire d’un jour nouveau la déposition de l’accusée de Rouen. De ce que la lecture du premier de ces récits est une préparation presque indispensable pour bien comprendre le second, nous concluons qu’il les faut rapporter à deux entrevues distinctes, séparées l’une de l’autre par un ou deux jours d’intervalle, et cette conclusion n’a rien d’ailleurs que de conforme à la vraisemblance. L’anonyme de la Rochelle nous a raconté la première de ces entrevues, et nous connaissons par une réponse de la Pucelle à ses juges l’incident le plus piquant de la seconde. L’exactitude des deux témoignages une fois admise, le fait capital qu’il faut retenir du récit de l’anonyme de la Rochelle, c’est que le prédicateur de la mission de Champagne en 1428 et la libératrice d’Orléans se donnèrent réciproquement, la première fois qu’ils se virent, des marques de la vénération la plus profonde.

Adepte fervente de la dévotion au nom de Jésus, Jeanne se trouvait en présence du missionnaire enthousiaste qui, le premier peut-être en France, avait propagé cette dévotion. Comment n’aurait-elle pas éprouvé une émotion profonde ? Comment ne se serait-elle pas associée de tout cœur au mouvement qui porta frère Richard à fléchir le genou dès qu’il l’aperçut, sans doute pour rendre grâces à Dieu de tant d’événemens merveilleux récemment accomplis pour ainsi dire sous la livrée de la piété franciscaine ? Depuis la réduction de Troyes, il est certain que l’éloquent cordelier fit partie du cortège de la Pucelle et l’accompagna dans ses expéditions. Il paraît avoir été l’un de ceux qui tinrent l’étendard de la libératrice d’Orléans à la cérémonie du sacre de Charles VII. Il était l’un des confesseurs de Jeanne et lui administrait souvent la communion. Par toutes les villes où elle passait, il prêchait le peuple et disait que Dieu l’avait envoyée pour expulser les Anglais