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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/915

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paysagistes qui, ne donnant que de vagues indications dans une sorte de brume, ne laissent pas de produire une impression poétique. Souvent même toute la poésie d’une pareille peinture est dans cette brume. Un tableau qui ne ferait voir que ce qu’il expose à la vue, des prés, des eaux, des bois bien peints, qui ne ferait rien sentir au-delà, n’aurait pas ce profond attrait qu’on ne peut définir, dont on ne sait rien si ce n’est qu’il retient notre âme avec nos yeux. Quelquefois un ciel, une mer, un désert suffisent ; l’esprit du spectateur se charge de remplir le tableau. Il peut même arriver que pour nous rien, ne soit plus plein que cette immensité vide. Nous dirions volontiers que, dans les grands et les petits paysages, le charme suprême est précisément dans ce qui n’est pas représenté.

On croit quelquefois et on dit que certains tableaux admirés n’ont de valeur que par la fidélité d’une peinture matérielle et qu’ils n’ont rien à démêler avec le cœur ou l’esprit, par exemple certains tableaux hollandais, danois, suédois, qu’on a pu voir à la dernière exposition universelle, qui représentaient simplement une chambre déserte avec des planchers bien lavés, des meubles reluisans, des ustensiles de cuisine, le tout éclairé à travers une fenêtre ouverte par un rayon de soleil. Où trouvez-vous là, dit-on, une idée ou un sentiment ? Parler ainsi, c’est ne pas comprendre la vraie poésie du Nord. Dans les pays froids et brumeux, une fenêtre ouverte, un rayon de soleil sont des joies peu communes et qui méritent d’être célébrées par les poètes et les peintres ; une chambre avec des meubles bien cirés et des ustensiles bien rangés annonce l’aisance et l’ordre et fait l’orgueil du possesseur et l’honneur de la ménagère. L’éclat de ces meubles, c’est l’éclat de la vertu domestique ; cette propreté rit non-seulement aux yeux, mais à l’âme ; c’est plus que de l’agrément, c’est de la gloire, la gloire du riche et l’ambition du pauvre. Si, dans ces pays-la, vous demandiez à une jeune paysanne à quoi rêvent les jeunes filles, elle vous répondrait qu’elle espère un jour habiter avec son mari une de ces chambres où on verrait une belle armoire, une table luisante, des cuivres étincelans, des assiettes fleuries, bien exposées a la vue, et chaque chose à sa place, selon une agréable ordonnance ; et dans un de ces élans de poésie dont nous avons un jour été témoin, l’ignorante pauvrette parlerait comme le plus exquis des Grecs, Xénophon, qui disait : « La belle chose que des vases d’airain, la belle chose que des ustensiles de table, la belle chose enfin, malgré le ridicule qu’y Couverait un écervelé, la belle chose que de voir des marmites rangées avec intelligence et symétrie ! » Ainsi, un pareil tableau, grâce à une association d’idées, grâce aux intimes sentimens qu’il éveille, est un sujet véritable et, tandis que, chez nous, plus d’un spectateur s’imagine et déclare que le