Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 45.djvu/923

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

repoussent ses retours offensifs et se montrent invincibles. On peut se rappeler qu’au temps de la conquête de l’Algérie, un jour de fête, aux Champs-Elysées, sur un vaste théâtre en plein air officiellement construit pour y célébrer notre gloire africaine, de midi à six heures, devant une foule immense, des pantalons rouges poursuivaient des burnous blancs et remportaient sans relâche la même victoire. La scène était très vraie, on ne peut plus exacte et d’une réalité parfaite, puisque ces soldats étaient de vrais soldats, que ces Arabes même avaient le visage bruni par le vrai soleil d’Afrique, que les uniformes et les costumes étaient d’ordonnance ; mais cette gloire que nous nous offrions si libéralement à nous-mêmes manquait un peu trop de saveur piquante. Ces sortes de spectacles qui suffisent aux peuples modernes, Athènes ne les aurait pas supportés et les eût gaîment renvoyés à la Béotie. Eschyle (s’il est permis de le nommer en pareille occurrence), Eschyle, quand il voulut célébrer la victoire de Salamine devant un peuple qui avait le sentiment de l’art, transporta la scène à la cour du grand roi. Successivement, comme d’acte en acte, arrivent des nouvelles de plus en plus désastreuses sur l’armée des Perses ; enfin paraît le roi lui-même vaincu, humilié. Il n’y a pas dans toute la tragédie un vers où le courage des Athéniens soit vanté ; il n’y retentit que des outrages et des imprécations contre Athènes. Mais que pouvait-il y avoir pour des Grecs de plus délicieux que ces imprécations, de plus glorieux que ces outrages ? La gloire d’Athènes est dans le désespoir de ses ennemis. Eschyle a prouvé que ce qu’on ne dit pas peut être sublime.

En parlant de l’art exquis des Grecs, il n’est pas hors de propos de faire ici une remarque qui, je crois, n’a jamais été faite par les critiques et de signaler un exemple de cette poétique discrétion. Dans l’Œdipe roi de Sophocle, dans cette abominable histoire où Œdipe, par une inévitable fatalité, est devenu le meurtrier de son père et l’époux de sa propre mère, la pièce se compose d’une longue information où la lumière se fait peu à peu, où se succèdent des personnages semblables à des témoins devant la justice, dont les réponses laissent de plus en plus entrevoir l’horrible vérité. Œdipe et Jocaste font eux-mêmes cette enquête, qui devient poignante. Mais au moment, au moment précis où Jocaste, et avec elle le public, soupçonne qu’elle est la femme de son fils, elle disparait pour ne plus reparaître ; le poète enlève à nos yeux cette monstruosité morale de l’inceste. Elle est toujours présente à l’esprit du spectateur, qui la cherche du regard sans la trouver, d’autant plus présente qu’elle ne se montre plus.

Ces sortes de délicatesses ne se rencontrent pas seulement chez, les Grecs, peuple artiste par excellence, mais chez tous les grands