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déchiraient les vapeurs condensées en nuages. D’ailleurs nulle trépidation quelconque, nul bruit souterrain n’avait pu inspirer la moindre inquiétude. Soudain, à deux heures moins quelques minutes, un craquement formidable retentit, une terrible secousse remua l’île. Le sol s’ébranla, remué en tous sens par des commotions horizontales, des soubresauts verticaux, des mouvemens giratoires. Maisons, mosquées, églises s’écroulèrent en un instant, ensevelissant sous leurs décombres des milliers de personnes. Dans les rues étroites de Chio, une pluie de pierres, des pans de murailles entiers, se détachant tout à coup, écrasaient les habitans qui abandonnaient leurs demeures restées debout. Les Chiotes, fous d’épouvante, fuyaient hors de la ville. Dans le Kampos, de nouveaux dangers les attendaient. Les murs des villas et des jardins s’écroulaient sur les fugitifs ; la terre se fendait sous leurs pas et les précipitait dans d’horribles gouffres. On cite des groupes de cinquante, de cent personnes qui furent ainsi engloutis.

Les premiers momens de stupeur passés, quelques hommes courageux que la terreur n’avait pas tout à fait affolés tentèrent de porter secours aux victimes. L’entreprise était périlleuse et présentait des difficultés presque insurmontables. Les trépidations se succédaient à des intervalles plus ou moins rapprochés, et à chaque nouvelle commotion, les murs ébranlés par la précédente s’écroulaient. De nombreux sauveteurs furent ainsi réunis aux victimes qu’ils avaient voulu sauver. On entendait des cris de détresse sortir des fondations des maisons en ruines, on voyait des mains se raidir au milieu d’amas de pierres. Mais, pour délivrer ces infortunés, il fallait un travail de plusieurs heures. Or des milliers d’individus gisaient sous les décombres. De plus, où transporter les blessés ? L’hôpital était détruit ; d’ailleurs, ils n’y eussent pas été en sûreté. Pas d’ambulances, pas de bandes, de charpie, de médicamens ! A peine deux ou trois médecins, dont l’un, M. Stliepowitch, fit dix amputations par heure. A l’approche de la nuit, les trépidations, qui n’avaient pas cessé depuis la première commotion, devinrent moins fréquentes et moins intenses. La malheureuse population bivaqua dans les cimetières, dans les campagnes, au bord de la mer, autour de feux de broussailles et de branchages. On juge si l’on dormit. On craignait de voir le sol s’abîmer par une nouvelle commotion, et personne dans cette foule qui ne pensât à sa fortune perdue, qui ne pleurât une femme, un enfant, un parent, un ami. On n’entendait que des pleurs et des gémissemens, qui s’unissaient en une funèbre clameur aux plaintes et aux cris des blessés, aux hurlemens des chiens errans.

Le lendemain, à la pointe du jour, on revint aux ruines, bien