au hasard. Stoffel et Lasseray furent retrouvés parmi les morts ; Parquin, que j’ai connu et qui est mort en 1855, conseiller référendaire à la cour des comptes, parvint à se sauver, mais après avoir reçu dans le bras un coup de baïonnette dont il souffrit pendant longtemps.
À cette époque, Paris était sinistre, et malgré notre insouciance d’enfans, nous pouvions le remarquer pendant les promenades et lorsque nous sortions dans nos familles. C’était l’heure du choléra. La ville était affolée ; elle croyait aux empoisonneurs ; sans cause apparente, elle se jetait sur des hommes inoffensifs, les déchirait et les jetait à la rivière. Par suite d’une aberration inconcevable, Gisquet, préfet de police, avait adressé à ses commissaires une circulaire confidentielle par laquelle il prescrivait de surveiller les républicains, qui seuls étaient capables de répandre des matières empoisonnées sur les étaux de boucherie, afin de porter préjudice au gouvernement du roi, Cette criminelle niaiserie eut des résultats, et plus d’un innocent fut massacré. Si le gouvernement eût fait son devoir, il eût traduit Gisquet en cour d’assises, comme promoteur et complice de ces assassinats. Ce fut un sauve-qui-peut général ; chacun cherchait à fuir la ville pestiférée. Il n’est sottise que l’on ne crût, il n’est remède extravagant que l’on n’adoptât. Il y eut de bons jours pour les marchands de flanelle, de vulnéraire, d’orviétan. On disait : Ce sont des insectes qui volent à hauteur des nuages ; on a enlevé un cerf-volant muni d’un gigot de mouton ; quand on l’a descendu, il ne restait plus que l’os du gigot : c’est affreux, qu’allons-nous devenir ? — Au collège, on prit quelques précautions ; on ajouta un peu de vinaigre à l’eau que l’on nous donnait à boire ; dans nos quartiers, dans nos classes, dans nos dortoirs, on déposa des terrines pleines d’une solution de chlorure Labarraque, et toute « crudité » fut supprimée de notre alimentation. La peste passa près des collèges et ne les toucha pas, elle épargna l’enfance, qui, du reste, ne s’en préoccupait guère et n’en perdit pas une partie de barres. Deux de nos maîtres d’étude moururent ; on le cacha avec soin, pour ne pas inquiéter les familles des élèves.
Le choléra s’en alla, emportant avec lui la terreur qu’il avait causée ; la ville reprit l’agitation fébrile qui est sa vie normale et dont les vibrations, affaiblies, mais encore perceptibles, se faisaient sentir jusque dans nos classes. On était alors romantique et « moyenâgeux, » comme a dit Théophile Gautier. Aux troubadours de la Gaule poétique célébrée par Marchangy, on avait substitué les truands et les cagoux de la cour des Miracles. Au collège, nous rêvions de porter un « buffle » et d’être chaussés de souliers à la poulaine ; les souliers à la poulaine étaient pour nous un sujet d’admiration d’autant plus vive