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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/138

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promenade autour de la cour pendant les récréations, était un élève des classes de mathématiques élémentaires qui n’avait qu’un goût médiocre pour les lettres. Il se nommait Guichaud de la Bourdonnaye et comptait se faire brigand en Corse s’il échouait à son examen pour Saint-Cyr. Au temps de son enfance, il avait habité Sartène et me parlait avec admiration d’un certain Galloccio, qui, après avoir commis une demi-douzaine de meurtres, s’était réfugié à la montagne, où il défiait les lois et les gendarmes. Rien n’était plus facile, rien n’était plus beau que d’être bandit : on assassinait quelques personnes, les premières venues, au hasard du couteau ; puis on se jetait dans le maquis, on y vivait en plein air, libre et redouté ; on tuait des moutons pour se nourrir et l’on était aimé de toutes les filles du pays. Si les voltigeurs corses devenaient trop inquiétans, on traversait les bouches de Bonifaccio et l’on se sauvait en Sardaigne, où il y a beaucoup de perdrix rouges. Guichaud voulait m’entraîner avec lui ; je résistais et je lui disais : « Tu m’écriras tes aventures, et j’en ferai un roman. »

Parmi les hommes dont nous étions entourés à Saint-Louis, il en est un que nous aimions, quoique nous ne lui eussions jamais parlé, et que nous nous montrions avec respect : c’était l’organiste de la chapelle. Parfois, le dimanche et les jours de grande fête, nous l’apercevions, vêtu d’un habit bleu à boutons d’or, marchant avec lenteur et la tête penchée. Sa chevelure et sa moustache blondes, son regard triste, rendaient plus mate encore la pâleur de son visage un peu bouffi. La musique dont il accompagnait la grand’messe était originale et avait une sorte de tendresse qui nous charmait. Je me souviens d’un O salutaris qui ressemblait à une plainte entrecoupée de sanglots. Cet homme, réduit à jouer de l’orgue pour des écoliers, était un artiste et un compositeur de talent auquel on n’a pas rendu la justice méritée ; c’était Hippolyte Monpou, qui a mis en musique bien des vers d’Alfred de Musset et de Victor Hugo, et qui fut l’auteur des Deux Reines, de Piquillo et de la Chaste Suzanne. Il était alors fort jeune, et comme nous avions tous chanté le Réveil, l’Andalouse, Si j’étais ange, nous ressentions quelque fierté à l’avoir pour organiste ; il devait mourir à trente-sept ans sans avoir atteint la célébrité durable qui lui était promise.

Ce fut au collège Saint-Louis, en troisième, pendant ma seizième année, que je mis la main sur des livres de littérature réelle qui jusque-là, et pour des causes que je ne puis parvenir à m’expliquer, m’avaient encore échappé. Un de nos camarades, — qui actuellement est membre de l’Académie des inscriptions et qui rêvait alors d’être acteur, — apporta les Orientales de Victor Hugo ; je les lus. Quelle révélation ! Comme tous les romans, toutes les pièces de théâtre dont je m’étais épris s’évanouissaient devant le chef-d’œuvre