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avaient le don d’émouvoir sa bile, celui-ci par ses façons de gentilhomme, celui-là par les grâces de sa jeunesse ; l’un et l’autre par un je ne sais quoi de supérieur dans le ton et dans le paroistre que Sainte-Beuve n’avait pas :

Or si d’aventure on s’enquête
Qui m’a valu telle conquête,
C’est l’allure de mon cheval ;
Des complimens sur sa mantille,
Puis des bonbons à la vanille,
Par un beau soir de carnaval !


Que n’eût donné le poète des Pensées d’août pour avoir le droit de jeter à l’écho d’un salon ces jolis vers impertinens ! Ne l’ayant pas, il s’en consolait par l’étude, il appliquait aux alentours cette incomparable faculté de perception dont il était doué, et son analyse était souveraine pour approfondir vos douleurs les plus intimes dans leurs principes et leurs élémens. L’ironie d’Alfred de Vigny, une ironie absolument personnelle, devient pour le critique un sujet d’impitoyable observation ; il y pénètre, s’y attarde, s’y complaît et c’est une volupté de le voir procéder au dosage des élémens combinés et pétris ensemble, et de bien d’autres qu’il ignore :

Vingt grammes de ceci, quarante de cela.


Il va sans dire que, dans cette minutieuse description d’une maladie subtile et rare, « propre aux choses précieuses, » les femmes ne seront point oubliées ; pas n’est besoin cette fois de chercher ; la pécheresse s’offre d’elle-même. Sainte-Beuve se gardera bien de la nommer, mais ses scrupules, qui l’arrêtent au pied du mur de la vie privée, ne lui défendent pas de nous tendre l’échelle pour l’escalader, et si la pudeur lui conseille de se taire, rien ne l’empêche de nous renvoyer au tome XVIII des Mémoires de Dumas, page 177 et suivantes, où toute l’histoire est racontée.

« Parler de ses opinions, de ses amitiés, de ses admirations avec un demi-sourire comme de peu de chose : vice français ! » C’eût été là, j’imagine, l’unique réponse d’Alfred de Vigny, car ces mots sont de lui et contiennent l’ironie du poète, moins compliquée au demeurant qu’on semble croire et qu’il ne faudrait pas attribuer absolument à la perte des illusions ; s’il en avait beaucoup perdu, le poète en avait pourtant conservé quelques-unes, celle-ci entre autres, qu’il a pris la peine de consigner dans son journal : « Sainte-Beuve m’aime. » Remarquons que le paragraphe est de 1831, d’une date où Sainte-Beuve ne s’était point encore « détaché du tronc romantique » et s’astreignait à témoigner au vivant des