Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/492

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

façon.. Vous êtes déjà un poète, ; devenez un homme. Je vous remercie de vos très beaux vers. VICTOR HUGO. »

Cette lettre me bouleversa ; que l’on m’excuse, je venais d’avoir dix-huit ans. Lorsque la première heure d’effarement fut passée et que j’eus recouvré mon sang-froid, l’impression ne fut plus la même ; l’excès des éloges me mettait en défiance ; Louis de Cormenin me disait : « Victor Hugo se moque de nous. » Ensemble nous relûmes les strophes que le poète qualifiait de « très beaux vers, ; » une lueur de bon sens nous éclaira ; nos vers étaient pitoyables, nous le reconnûmes ; ce fut douloureux, mais sain. De cette lettre nous ne retînmes, nous ne voulûmes retenir qu’un conseil : travaillez, et nous travaillâmes. Notre grand tort, que l’extrême jeunesse doit faire pardonner, était de rechercher les livres les plus baroques. de l’école romantique et de nous persuader que c’étaient là des modèles ; dignes d’être imités. Nous ne réussissions qu’à nous farcir la cervelle de conceptions sans valeur, et dont l’étrangeté voulue enlevait toute originalité. Il y avait alors, rue des Canettes, un cabinet de lecture célèbre, celui de la mère Cardinal, où toutes les productions du romantisme étaient réunies. Nous en étions les cliens assidus. Je me rappelle m’être passionné pour Fragoletta, sorte de roman historique divisé en une infinité de chapitres où l’on racontait d’une façon parfois très vive l’histoire d’Emma Lyons, de l’amiral Nelson et de la reine Caroline de Naples. C’était l’œuvre d’un homme qui eut quelque notoriété jadis, atrabilaire, envieux, dur, poète médiocre, écrivain infatué qui se faisait appeler Henri de Latouche et dont le véritable nom était Hyacinthe Thabaud. Il possédait une toute petite fortune qu’il avait gagnée en publiant chez le libraire Auguste Pillet, les rendus-comptes du procès Fualdès. Ses poésies, que l’on vantait alors, nous parurent d’une froideur extrême, et nous aimions mieux réciter les vers monosyllabiques de Jules de Rességuier, qui nous semblaient être le comble de l’art et de la difficulté vaincue :

Blonde
Nuit !
L’onde
Fuit !
Une
Brune
Lune
Luit !
Elle et son page étaient sur la tour à minuit !


Ces turlutaines nous ravissaient d’aise et nous rivions de faire un poème en vers d’un seule syllabe. Louis de Cormenin s’y essaya