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contestée. Mais les écrivains inférieurs, les pœtœ minores qui les avaient escortés, qui s’étaient faufilés à leur suite dans la célébrité, s’affaissaient de plus en plus et semblaient augmenter leur faiblesse par la violence même de leurs conceptions. Le public se lasse promptement des insanités ; or celles-ci avaient été accumulées avec une telle profusion et si peu de mesure qu’il finissait par regimber. A l’amplitude parfois emphatique de Victor Hugo, à l’action vivante jusqu’au prodige des pièces d’Alexandre Dumas, on avait fait succéder les inventions les plus extravagantes et les conceptions les moins acceptables. Dans les romans on entassait l’incroyable sur l’inadmissible, et d’émotions en émotions, on conduisait le lecteur jusqu’à le faire douter de la raison de l’écrivain. La réaction n’allait pas tarder à s’accentuer ; elle était née déjà, que nous ne la remarquions pas encore. Le talent de Rachel avait ramené au moins l’attention vers la tragédie classique, et Balzac, substituant l’observation et l’analyse à l’invention arbitraire, s’appuyait sur des principes qui sont les seuls où la littérature d’imagination ait trouvé de la puissance.

Nous ne nous doutions guère de cela alors ; nous nous étions donnés sans réserve à l’école romantique ; nous appartenions au groupe très restreint qui y est entré le dernier, au moment même où la fusion de toutes les théories littéraires allait produire une sorte d’éclectisme dans lequel chacun aurait le droit de se mouvoir à son gré. Nous n’en étions pas là, tant s’en faut. Nos esprits, imprégnés des idées au milieu desquelles nous avions grandi, étaient exclusifs et repoussaient tout ce qui ne datait pas du mouvement éclos pendant la restauration et dont Chateaubriand, Goethe et Byron avaient, en réalité, été les initiateurs. Nous avions un idéal. Lequel ? Celui-là même que Sainte-Beuve a constaté, lorsqu’il a dit : « La manie et la gageure de tous les René, de tous les Chatterton de notre temps, c’était d’être grand poète et de mourir. » Cela était vrai ; jamais la mort n’a été plus aimée. J’ai entendu raconter à Ulric Guttinguer qu’ayant mené Alfred de Musset, alors âgé de vingt ans, à sa propriété du Chalet situé au milieu de la forêt de Trouville et d’où la vue s’étend sur l’estuaire de la Seine, sur la mer et jusqu’aux falaises de la Hève, le chantre des Contes d’Espagne et d’Italie s’écria tout d’abord : « Ah ! quel bel endroit pour se tuer ! » Ce n’était pas seulement une mode, comme on pourrait le croire, c’était une sorte de défaillance générale qui rendait le cœur triste, assombrissait la pensée et faisait entrevoir la mort comme une délivrance. On eût dit que la vie enchaînait des âmes qui avaient entrevu quelque chose de supérieur à l’existence terrestre. On n’aspirait pas aux félicités paradisiaques, on rêvait de prendre possession de l’infini et l’on était tourmenté par une sorte