Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 46.djvu/855

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que ses eaux ont un goût affreux et qu’elles sont si denses que presque tous les objets flottent sans s’enfoncer. Le Jourdain y charrie des arbres et des arbustes dont les débris desséchés, répandus tout le long de ses rives, ressemblent aux os d’immenses squelettes prêts à tomber en poussière. On a beaucoup dit que l’air y était malsain ; malsain pour les plantes, c’est certain ; pour les hommes, c’est différent. Les personnes dont les bronches sont délicates y respirent avec une facilité remarquable. Je ne serais pas étonné que la Mer-Morte, qui renferme tant de richesses industrielles qu’on exploitera tôt ou tard, ne devînt un jour une station médicale fort recherchée des poitrinaires ou de ceux qui sont menacés de le devenir.

Presque tous les voyageurs se baignent dans la Mer-Morte ; les pèlerins regardent même cet exercice comme un devoir pieux. Pour y nager sans inconvénient, il faut garder la position oblique ; car, dans la position ordinaire, les jambes s’élèvent et, le buste enfonçant toujours, la bouche plonge forcément dans l’eau, dont le goût est exécrable. Si l’on ne sait pas nager, on peut très bien se tenir debout et se promener en agitant les mains pour ne pas perdre l’équilibre ; l’eau vous porte sans le moindre effort. Quand on s’est baigné dans la Mer-Morte, il faut aller se baigner dans le Jourdain pour faire tomber les efflorescences de sel dont on est couvert. On remonte donc à cheval et l’on s’enfonce dans la région stérile qui justifie le nom funèbre donné à la Mer-Morte. Tout est blanc autour de soi ; seulement, à une certaine distance, on aperçoit une ligne d’un vert sombre dans la direction de laquelle on se dirige avec impatience. C’est le Jourdain. Tout à coup, entre des rochers crayeux et déchiquetés, s’ouvre une profonde ravine chargée d’arbres de toute sorte et remplie de murmures d’oiseaux ; au milieu de ce berceau de feuillage coule un fleuve étrange que Chateaubriand a très fidèlement comparé à une espèce de sable en mouvement sur l’immobilité du sol. Ce mouvement est très rapide ; sans cela on croirait presque qu’on est en face non d’un fleuve, mais d’un ruban de boue. Il y a 240 mètres de différence de niveau entre le lac de Tibériade et la Mer-Morte, et comme la distance est d’environ 30 lieues, cela fait 8 mètres de pente par lieue ; on s’explique donc que le Jourdain ait presque la rapidité ; d’un torrent. Il semble se précipiter vers la Mer-Morte, comme s’il était pressé d’aller se reposer de sa course emportée dans le calme mortel qui y règne toujours. Autour du fleuve, la végétation est courte, mais singulièrement puissante ; les arbres manquent d’élévation, mais ils sont surchargés de branches et de feuilles ; ils forment des taillis presque impénétrables qui servent de refuge à d’innombrables oiseaux dont les brillantes couleurs