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Chiotes, ce peuple né heureux, eût été de n’avoir pas d’histoire. Quand ils se mêlèrent dans l’antiquité aux guerres civiles et aux guerres nationales des Grecs, ce fut contre leur gré. Ils se rangèrent d’ailleurs le plus souvent du côté des plus forts. Au moyen âge et dans les temps modernes, ils guerroyèrent peu, et les Byzantins, les Génois, les Turcs n’eurent pas de sujets plus soumis. Mais la destinée n’a pas tenu compte aux Chiotes de leur sagesse. Chio, qui aurait envié qu’on dît d’elle ce que les Grecs du temps de Démosthène disaient de l’Achaïe, « que son histoire était obscure et qu’elle se félicitait de cette obscurité, » Chio a acquis une tragique renommée. La déportation en masse de 497 av. J.-C, la population vendue comme esclave par Mithridate en 86, les massacres de 1822, le tremblement de terre du 3 avril 1881, on ne trouve dans l’histoire d’aucun peuple de plus lamentables calamités.


I

L’histoire de Chio commence au déluge ! — au déluge de Deukalion. — D’après une tradition très ancienne, consignée par Éphore et par Strabon, les premiers habitans de l’île auraient été des Pélasges de Thessalie, fuyant l’inondation. Des Crétois, puis une tribu orientale (Cariens ou Phéniciens) peuplèrent ensuite l’île. Enfin, lors de l’émigration des Ioniens en Asie-Mineure, une population de la Grèce continentale, composée principalement d’Hellènes de race ionienne, aborda à Chio. Elle fut bien accueillie et prit bientôt la prépondérance. Un siècle après leur arrivée, les émigrés ioniens étaient devenus les maîtres de l’île ; Chio était une des douze villes de la confédération ionienne.

On voit par combien de races diverses fut formé le peuple chiote. Or cette fusion produisit cependant un caractère particulier, bien différent de celui des autres Grecs. Il semble que les Chiotes aient pris aux peuples qui ont tour à tour colonisé leur île le trait distinctif de leur nature : aux Pélasges, la patience, la ténacité, la gravité du caractère ; aux Crétois, le goût et la science de l’agriculture ; aux Cariens et aux Phéniciens, le génie du commerce, l’âpreté au gain ; aux Ioniens enfin, l’esprit aventureux mais tourné uniquement vers les entreprises industrielles et commerciales. Les Chiotes en effet ne se passionnent ni pour les arts, ni pour les lettres ; encore moins aiment-ils la guerre. Ce ne sont point eux qui, comme leurs frères d’origine, les Ioniens d’Athènes, auraient épuisé le trésor public pour élever les temples de l’Acropole ; ce ne sont point eux qui, afin d’échapper à la domination du grand roi, auraient abandonné leur ville à la torche et au fer et se seraient réfugiés sur les