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citadelle se portèrent garans de la parole des Turcs. Les agens consulaires européens eux-mêmes, abusés par Vehib-Pacha, trempèrent à leur insu dans cet exécrable guet-apens. Comment les Chiotes ne se seraient-ils pas laissé tromper ? Ils regagnèrent en foule les villages et envoyèrent à Chio de nombreux otages, qui arrivèrent devant les chefs turcs en célébrant la clémence du Grand-Seigneur.

Le 24 avril, au lever du soleil, une salve de toute l’artillerie de la flotte annonça la reprise du massacre. Les consuls qui avaient engagé les Chiotes à se fier à la parole des Turcs purent voir en même temps les cadavres de six cents otages hissés aux vergues des vaisseaux, et les démogérontes, les primats et les notables des villages amnistiés, au nombre de cent cinquante, pendus aux créneaux de la citadelle. Pour l’archevêque Platon, on lui donna une place d’honneur. Revêtu de ses habits sacerdotaux, il fut pendu à la volée d’un canon. Quand il n’y eut plus à tuer dans la ville, les Turcs parcoururent les campagnes, la torche et le fer à la main. Rien n’échappa à leur fureur : les hommes furent mis à mort, les femmes vendues, les maisons brûlées, les plantations saccagées. On n’épargna que les vingt-deux villages de la région du mastic, grâce à l’intervention du harem impérial. Les massacres, qui ne s’arrêtèrent que faute de victimes, se continuèrent jusqu’au milieu de mai. Puis, l’ordre ainsi rétabli dans l’île, les Turcs se reposèrent de leurs exploits en célébrant pieusement le ramazan.

C’était le sultan Mahmoud qui avait ordonné la ruine de Chio. Mais Kara-Ali, le capitan-pacha, avait organisé les massacres avec une science scélérate et y avait présidé avec une férocité de bête fauve. Lui au moins allait trouver le châtiment. Dans la nuit du 18 juin, il y avait fête en rade de Chio à bord du vaisseau amiral. Baleste, officier français qui combattait dans les rangs grecs, venait d’être tué en Crète et on avait apporté sa tête et ses deux mains au capitan-pacha. Tous les états-majors de la flotte, venus pour complimenter l’amiral, contemplaient ces sanglans trophées cloués à la proue de la frégate. Dans sa joie, car Baleste était très redouté, l’amiral avait retenu les principaux officiers à son bord et leur offrait un banquet. On se réjouissait, car on était victorieux et on pouvait sans crainte passer une nuit de ramazan sur ce vaisseau monté par deux mille deux cents hommes, armé de quatre-vingts canons et entouré de plus de cinquante bâtimens de guerre.

Or, ce jour-là même, deux tout petits bateaux grecs avaient quitté Psara. L’un portait vingt marins, l’autre quatorze. Ces trente-quatre hommes allaient venger Chio. C’étaient des brûlotiers commandés par Constantin Canaris. Ils arrivent, la nuit tombée, à l’entrée de la passe, trompent les vigies des deux frégates turques qui