Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une mandoline ; l’air était chargé du parfum des fleurs qui s’épanouissaient dans des jarres de majolique.

Au moment où entra Wilfred, Mme Brabazon tenait tête dans sa langue maternelle à un petit marchese insinuant et à une brune comtesse, qui jasaient gaiement de la façon la plus plate du Pincio, de l’Opéra et des scandales du jour. Les Italiens, qui formaient une cour bruyante et joyeuse à la gracieuse mère de Sylvia, n’admiraient la fille que de loin et avec le sentiment que peut éprouver un essaim de mouches devant le morceau de sucre qui se dérobe sous une cloche de cristal : morceau désirable, mais inaccessible... Ils se bornaient à soupirer pour elle. L’objet de ces soupirs, très belle sous sa robe montante d’un brun sombre, dans le tissu de laquelle brillait çà et là un fil d’or, se tenait debout, appuyée à la cheminée, un éventail de plumes à la main. Dans cette pose, éclairée ainsi par le feu, elle apparut à Wilfred comme une enchanteresse du temps passé. La femme qui s’entretenait avec elle appartenait en revanche à notre XIXe siècle et aurait pu même le devancer : c’était miss Pecker, une petite Américaine de trente-cinq ans, habillée par les grands faiseurs de Paris et qui collaborait à deux journaux de New-York et de Philadelphie. Cette qualité de correspondante l’autorisait à se glisser partout, à traiter hardiment tous les sujets, et à répéter sans scrupule toutes les moindres paroles de personnages marquans qu’elle saisissait au vol. Un homme était en tiers, un homme chauve, très long, très efflanqué, à lunettes, M. Spooner, un professeur versé dans l’esthétique de l’art chrétien, sur lequel il faisait de nébuleuses conférences.

Wilfred fut présenté à miss Decker, qui se jeta sur cette proie nouvelle avec un entrain presque alarmant et l’interrogea de primesaut sur ses vers en lui demandant sans hésiter s’il était vrai qu’ils fussent voluptueux... Lord Athelstone répondit en la regardant bien en face qu’ils l’étaient à l’excès et s’amusa un instant à la faire causer sur toutes les personnes présentes; elle épluchait, égratignait, exécutait chacun d’une façon comique et brutale à la fois, qui devait donner meilleure opinion en somme de son esprit que de son éducation. Mais c’était faute de mieux que Wilfred se contentait de ce journaliste femelle; il eût donné tout au monde pour accaparer miss Brabazon. Celle-ci avait interrompu sa discussion avec le professeur Spooner et répondait maintenant au peintre Briggs, un coloriste à outrance, qui, s’étant épris de ce qu’il y avait de vénitien en elle, faisait son portrait à cette époque. Enfin il profita d’un moment de silence pour prier Sylvia de lui montrer quelques-uns de ses dessins. C’était un moyen de la faire sortir de ce cercle d’indifférens, de la forcer à s’occuper de lui. Il réussit. Très simplement, elle marcha droit au chevalet et retira la pièce de soie qui le couvrait. Lord