Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/222

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sonne se doutât qu’il était à la solde du cabinet whig, qui l’employait à surveiller et à contre-carrer secrètement les manœuvres de l’ennemi. Quand le pot aux roses fut découvert, il prit de nouveau le ciel et les hommes à témoin de son innocence, et il retourna ses poches pour prouver qu’elles étaient vides. M. Minto a raison, il avait un front d’airain ; mais il faut lui rendre cette justice qu’il n’y eut jamais de lâcheté dans son fait. Intrépide dans les hasards, il mentait par insolence, par superbe. Cet orgueilleux méprisait trop les hommes qui l’employaient et qu’il exploitait pour penser qu’il leur dût la vérité.

Il y a deux sortes de coquins, ceux qui s’ignorent et n’ont garde de se juger, et ceux qui se voient à peu près tels qu’ils sont ou qui du moins s’en revoient. Les inconsciens sont les plus heureux, ils vivent en paix avec eux-mêmes, mais ils n’écriront jamais Robinson Crusoé. Defoe est dans l’histoire littéraire l’exemple rare d’un homme qui a passé sa vie dans le bourbier sans y salir son imagination, sans y perdre la merveilleuse justesse de son esprit et la lucidité de sa raison. Il avait l’âme trop haute pour pouvoir se passer de sa propre estime, il était trop sincère pour se persuader qu’il en fût digne. Quand il cherche à s’excuser, à se justifier, ne vous y trompez pas, il est plus malheureux qu’effronté. Il se contente le plus souvent de plaider les circonstances atténuantes. « Ce sont les existences besogneuses qui font les drôles, écrivait-il un jour. Voici un homme qui rend à chacun ce qui lui est dû et ne fait de tort à personne. Le beau miracle ! Il possède des terres et des rentes et n’a point de méchantes affaires sur les bras. Il faudrait en vérité qu’il se donnât au diable pour devenir un drôle, car personne ne fait le mal pour le plaisir de le faire ; que dis-je ? le diable lui-même ne pèche pas dans la seule intention de pécher. C’est la folie de l’ambition, de l’orgueil ou de l’avarice qui corrompt le riche ; la coquinerie du pauvre est l’œuvre de la nécessité. »

En dépit de ses raisonnemens, il ne parvenait pas à être content de lui-même ; les avilissans trafics de sa plume lui causaient des lassitudes, des dégoûts. Démosthène fit un jour le voyage de Corinthe, la fantaisie lui était venue de posséder Laïs ; mais quand il sut ce que coûtait une de ses nuits, il reprit bien vite le chemin d’Athènes, en disant : « Je ne me paie pas des repentirs de 10,000 drachmes. » Defoe a passé sa vie à se procurer des repentirs de plusieurs milliers de livres sterling et à se démontrer à lui-même que l’argent mal acquis ne profite guère. Le plaisir s’envole, la honte reste, et il faut la boire. Si âpre que fût l’énergie de son caractère, l’éternelle contradiction qu’il portait au dedans de lui finit par briser sa volonté ; quand il mourut, sa tête commençait à se déranger, ses dernières lettres en font foi. Dans son île déserte et avant de connaître Vendredi, Robinson, faute de mieux, se plaisait à causer avec son perroquet, qui lui disait souvent : « Robin,