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dans tous les ruisseaux, que la France serait transformée en pays de cocagne :

Les vins les plus exquis coulent de nos fontaines,
Les fruits naissent confits dans toutes les saisons,
Les chevaux tout sellés entrent dans les maisons…


Ce sont des fous, dira-t-on. Mais où commence, où finit la folie pendant la période électorale ? Qui peut le savoir ? Des personnages considérables n’ont pas craint d’annoncer à leurs électeurs que, grâce à la réforme de l’université et des écoles primaires, grâce aux progrès de l’instruction publique et à l’heureux emploi des méthodes nouvelles, on arriverait en peu de temps à égaliser toutes les intelligences. Attendez quelques années encore, et vous chercherez vainement sur tout le territoire français un ignorant ou un sot ; peut-être gardera-t-on le dernier pour le mettre sous verre à titre de curiosité, comme un souvenir des temps gothiques. D’autres personnages non moins considérables ont déclaré que l’état allait désormais s’appliquer « à tirer de la démocratie tous les trésors qu’elle renferme dans ses flancs. » Quand il n’y aura plus ni jésuites ni dominicains, quand on sera débarrassé de ces frères ignorantins qui gâtent tout, quand l’état sera le seul éducateur de la nation, quand il se chargera de façonner, de pétrir à sa guise tous les cerveaux et d’enseigner à tous les valets de charrue « les résultats des sciences exactes et positives, » quand le règlement du Crapaud-Volant aura été établi dans toutes les écoles et qu’il sera interdit aux instituteurs de prononcer le nom de Dieu sous peine d’amende, alors on verra paraître au grand jour tous ces trésors que la démocratie renferme dans ses flancs ; tous les Français auront du talent, deux millions au moins auront du génie, et tout cela se fera par un coup de baguette. Ô Robinson ! enseignez, je vous prie, au suffrage universel qu’il n’y a de baguettes magiques que dans les contes de fées et dans les réclames électorales. Apprenez à tous les badauds qu’il faut compter toujours avec les choses, avec leurs objections, avec les lois immuables de la nature, avec le temps et ses lenteurs, et ce qu’il faut de travail, d’incessante sollicitude pour mener à bonne fin la plus humble entreprise. Racontez-leur qu’il vous a fallu quarante-deux jours pour faire une planche, et encore n’était-elle pas belle, deux mois entiers pour façonner des jarres qui vous semblaient horribles, et que vous fûtes transporté d’une joie sans égale lorsque vous vous aperçûtes que votre pot de terre pouvait aller au feu. Vous aussi vous aviez vos ambitions, vos utopies, vos visions chimériques. Il vous vint à l’esprit de construire un canot capable de porter vingt hommes et, votre ouvrage terminé, vous le contemplâtes avec délices ; vous étiez plein d’admiration pour le grand homme qui l’avait fait.