Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/232

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

well par une armée permanente. Les parlemens et la canaille sont deux choses contradictoires. » Defoe était un libéral, qui avait la fibre humanitaire ; il s’intéressait au sort des petits, il souhaitait qu’il y eût un peu de bonheur et de joie pour tout le monde, mais la liberté qu’il aimait n’allait pas sans l’ordre, et il ne croyait pas que l’ordre consistât à mettre dessus ce qui est dessous.

Quand Robinson fit la connaissance de Vendredi, il se sentit d’abord très prévenu contre cet inculte au teint olivâtre, dont la religion se réduisait à adorer un grand vieillard, nommé Benamoucki, lequel habite sur les montagnes et à qui toutes les choses de la terre disent : Ô ! Robinson soupçonnait Benamoucki d’être un dieu fort sanguinaire et il craignait que Vendredi ne se fût gâté à son école. Il était persuadé que son fidèle serviteur mourait d’envie de se régaler de sa chair, et jour et nuit il se tenait en garde contre ses entreprises. Il guérit bientôt de ses injustes défiances ; il s’aperçut que ce brave garçon joignait à ses ignorances de sauvage un fond d’excellentes qualités, et ce lui fut une occasion de se dire « que, s’il a plu à Dieu, dans le gouvernement de ses créatures, de priver un grand nombre d’entre elles de l’exercice convenable et habituel des facultés de leur âme, elles ne laissent pas de les posséder comme nous, que comme nous elles ont la raison, l’esprit de bienveillance, de gratitude et de vengeance, que comme nous elles sont capables de faire du bien et d’en recevoir. »

Dès lors, Robinson s’occupa moins de se défendre contre Vendredi que de l’élever, de dégrossir, de débourrer sa naïve intelligence. Il trouva en lui un docile écolier, et il parvint à le dégoûter de Benamoucki. Frappé de son jugement naturel, il le consultait souvent, prenait ses avis, et lorsqu’il lui arrivait de déraisonner, il lui faisait entendre raison. Vendredi eut le bon esprit de comprendre qu’il ne pouvait mieux faire que de se laisser instruire et diriger par un maître qui voulait son bien et en savait plus long que lui. Que fût-il advenu s’il avait eu la fatale idée de se comparer au Mont-Aventin, de se prendre pour l’avant-garde du progrès, et qu’il eût réduit Robinson en servitude ? Il est à croire que la maison eût été fort mal administrée ; on aurait gaspillé les provisions, sacrifié sa sûreté à son plaisir, on se fût livré à de périlleux essais, à la funeste démangeaison d’innover sans fin, et les ennemis du dehors, cannibales ou non, auraient bientôt fait justice de la république naissante. Il est dans l’intérêt de tout le monde que Robinson gouverne Vendredi : mais c’est le métier des démagogues, dans un temps d’élections, de se faire bien venir de Vendredi en lui persuadant qu’il est né pour gouverner Robinson, et, quoiqu’il ait du bon sens, il finit par le croire.


G. Valbert.