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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/31

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heures, le ciel se couvrit, et nous fûmes surpris par un orage très violent. Nous passions alors en vue d’immenses prairies où des Turcomans nomades avaient planté leurs tentes. Le tonnerre était perpendiculaire à nous ; la pluie tombait en larges gouttes. Afin de me garantir, mon drogman me fit endosser ma pelisse, qui était en agneau avec un collet en peau de renard ; nous lançâmes nos chevaux au galop pour aller chercher un abri. Au moment où je venais d’arrêter mon cheval devant une tente et où je m’enlevais sur la selle pour mettre pied à terre, il me sembla qu’un disque de fer me traversait le cou, entre l’atlas et l’axis ; je perdis connaissance ; je n’avais rien vu, rien entendu. Une sensation de froid insupportable me fit revenir à moi. J’étais nu, couché dans un ruisseau, la tête soulevée par mon drogman, qui se lamentait et disait : « Que disera moussou le gonsoul ? — Que dira M. le consul ? » — Avais-je été foudroyé ? avais-je été simplement frôlé du choc de l’électricité attirée et retenue par mon collet en fourrure ? Je ne l’ai jamais su. Je fus très troublé pendant plusieurs jours. Je m’étais installé au milieu des ruines du temple d’Éphèse ; j’y dormais sur les herbes, à l’ombre des architraves écroulées ; j’étais alangui par une lassitude profonde qui m’enlevait l’énergie. Je me remis peu à peu ; je pus continuer ma route, et vers le milieu du mois de juin, j’arrivai à Constantinople, un matin, au soleil levant, pour jouir du plus beau spectacle que mes yeux aient jamais contemplé.

C’était bien une ville turque, la capitale de l’Orient, la vraie cité de l’islamisme, toute en bois peint, avec des palais, des mosquées, des ruines byzantines, de vieilles murailles encore noircies par les jets de plomb fondu, et la sombre verdure des cimetières. À cette époque, une seule maison en pierres, vaste et carrée, dominait le quartier de Péra ; c’était l’ambassade de Russie, qui semblait menacer Stamboul échelonnée de l’autre côté de la Corne d’or. On terminait la construction du palais de l’ambassade de France, où, par esprit de patriotisme, on avait inauguré un ordre nouveau, en sculptant la croix de la Légion d’honneur dans le chapiteau des colonnes. Le reste de la ville était en planches. Il n’y avait point de réverbères, encore moins de gaz ; dès que la nuit était venue, il fallait se munir d’un falot en papier et disputer sa route aux chiens vagues qui, parfois, forçaient le passant à rebrousser chemin. Le costume européen, la laide « stambouline, » la redingote bleue à collet droit, à un seul rang de boutons, n’était guère alors portée que par les fonctionnaires ; l’ample robe de couleur, la ceinture de soie, le turban à larges plis, les babouches rouges à pointes retroussées formaient le vêtement que la population n’avait pas encore abandonné. Je résistai au désir de m’habiller en mamamouchi, mais je me trouvais bien étriqué avec ma veste de toile et mes