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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/464

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Aussi bien, si l’Œdipe roi appartenait à ce genre qu’on est convenu d’appeler du mélodrame, où le choix des situations et la combinaison des événemens importe plus que l’étude des caractères et l’expression des sentimens, il serait singulier qu’on eût attendu jusqu’à ce jour pour le classer ainsi : c’est une opinion justement contraire que nos devanciers, — et quelques-uns parmi eux sont au moins notables, — avaient professée de cet ouvrage en somme assez connu. Non-seulement les Grecs, et peut-être en particulier Sophocle, s’attachaient plus à la vraisemblance des caractères et à l’expression naturelle des sentimens qu’à la qualité des situations où ils supposaient leurs personnages, mais encore l’Œdipe roi, entre toutes les pièces de Sophocle, a maintes fois été marqué pour la simplicité de sa conduite et pour la netteté de son action. Il suffit de comparer l’Œdipe de Sénèque ou l’Antigone d’Alfieri à l’Œdipe et à l’Antigone de Sophocle, pour voir quels soucis différens occupent le poète grec et un dramaturge selon le goût moderne : une situation pour Sophocle n’est qu’une occasion d’expérience sur un ou plusieurs caractères ; toute l’action n’est que la suite et l’ordonnance de ces occasions; pour Sénèque, une situation a sa valeur propre, et Alfieri, malgré la sobriété de sa manière, aime l’action pour l’action. Mais encore une fois, Œdipe roi, de préférence à tant d’autres chefs-d’œuvre, était regardé jusqu’ici comme le plus clair exemple de la simplicité antique. Racine, qui s’y connaissait et qui connaissait la pièce, — comme en témoignent à la Bibliothèque nationale de Paris et à la bibliothèque de Toulouse les marges de plusieurs exemplaires criblés par lui de coups de crayon, — Racine dit proprement dans la préface de Bérénice : « Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des anciens... Ils ont admiré l’Ajax de Sophocle, qui n’est autre chose qu’Ajax qui se tue de regret. Ils ont admiré le Philoctète, dont tout le sujet est Ulysse qui vient surprendre les flèches d’Hercule. L’Œdipe même, quoique tout plein de reconnaissance, est moins chargé de matière que la plus simple tragédie de nos jours... » Et, auprès d’une tragédie du temps de Racine, de quel poids n’est pas un mélodrame d’aujourd’hui! Cherchez ce qui se passe dans l’Œdipe de Sophocle : rien ou presque rien; on y découvre les rapports d’événemens antérieurs, et voilà tout.

Supposez le même sujet livré à nos fabricans ; ils vous rendraient un drame en sept tableaux pour le moins, et plus bourré de faits qu’une chronique du moyen âge; — Prologue : l’Enfant aux pieds percés; premier tableau : le Parricide; deuxième tableau : l’Inceste. — J’en passe et je m’arrête... C’est que nos fabricans ne songent pas, comme disait Racine, que, bien loin que la simplicité soit une marque de peu d’invention « au contraire, toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d’incidens a toujours