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Adolphe Blanqui était fier de son invention, que ses compagnons ont plus d’une fois maudite sous le soleil de l’Andalousie. Gustave Flaubert aussi allait partir ; sa sœur Caroline venait de se marier ; on ne voulut pas faillir à la tradition, et l’on se dirigea vers l’Italie. C’était plutôt un voyage de famille qu’un voyage de noces. Le père Flaubert avait empilé dans sa grande chaise de poste sa femme, sa fille, son gendre, son fils, et fouette postillon, en Piémont et en Lombardie ! Gustave était resté à Paris pendant deux jours ; il était venu me voir, car je ne sortais pas encore. Le mariage de sa sœur lui déplaisait pour des motifs que l’avenir n’a que trop justifiés ; la perspective du voyage qu’il allait faire ne lui causait aucun plaisir ; il me disait : « Puisque nous ne devons point dépasser Milan, à quoi bon nous déranger ? n’est-ce pas un crime d’aller en Italie sans pousser jusqu’à Rome ? » On ne voyageait pas, on courait ; à peine arrivé, il fallait repartir ; le père Flaubert s’ennuyait, il regrettait ses malades, son hôpital ; la nourriture lui semblait pitoyable, les gîtes ne lui convenaient pas ; Gustave avait à peine le temps de voir et n’avait pas celui de regarder. Ses lettres de cette époque dénotent une irritation que contenait seule la vénération qu’il avait pour son père. Ce fut à Gênes, dans le palais Doria, devant un tableau de Teniers ou de Breughel d’Enfer, qu’il conçut l’idée de sa Tentation de saint Antoine. Je note le fait, et l’on verra qu’il eut plus tard de l’influence sur sa destinée, car c’est de la Tentation de saint Antoine qu’est sorti incidemment le roman de Madame Bovary, qui devait faire surgir sa célébrité.

J’allai passer une partie de l’été près de Flaubert, à Croisset, sur les bords de la Seine. Il avait un canot dont il maniait les avirons avec vigueur ; on ne l’y laissait jamais seul, et il finit par se dégoûter d’un plaisir qu’il était forcé de partager avec le domestique chargé de le surveiller. Il se renferma dès lors de plus en plus, et tout ce que je pouvais obtenir de lui, c’était d’aller nous asseoir sous un tulipier qui verdoyait à dix pas de la maison. Parfois cependant, nous nous établissions au bout du jardin, dans un petit pavillon qui domine le chemin de halage, et nous passions nos journées à bavarder et à faire des projets dont l’invraisemblance ne nous arrêtait guère. Pendant que je voyageais, Gustave avait écrit un roman : l’Éducation sentimentale, qui n’a de commun que le titre avec celui qu’il a publié en 1869. Là encore, comme dans Novembre, l’autobiographie dominait. Deux jeunes gens liés d’une étroite amitié prennent dans la vie des routes différentes ; l’un cherche l’amour et les jouissances qui en découlent, il développe ses fonctions sentimentales ; l’autre se confine dans la retraite, lit, médite, s’observe et développe ses fonctions intellectuelles ; dans cette seconde partie, Gustave résumait ses études et ses lectures. Dans ce livre, intéres-