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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/496

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Un peu de tranquillité, grand Dieu! un peu de repos; rien que cela, je ne demande pas de bonheur. Tu me parais heureux, c’est triste. La félicité est un manteau de couleur rouge qui a une doublure en lambeaux ; quand on veut s’en recouvrir, tout part au vent, et l’on reste empêtré dans ces guenilles froides que l’on avait jugées si chaudes. »

Quatrième lettre. — « L’ennui n’a pas de cause; vouloir en raisonner et le combattre par des raisons, c’est ne pas le comprendre. Il fut un temps où je regorgeais d’élémens de bonheur et où j’étais véritablement très à plaindre ; les deuils les plus tristes ne sont pas ceux que l’on porte sur son chapeau. Je sais ce que c’est que le vide; mais qui sait? La grandeur y est peut-être, l’avenir y germe. Prends garde seulement à la rêverie ; c’est un vilain monstre qui attire et qui m’a déjà mangé bien des choses. C’est la sirène des âmes ; elle chante, elle appelle, on y va, et l’on n’en revient plus. J’ai grande envie ou plutôt grand besoin de te voir. J’ai mille choses à te dire, et de tristes ! Il me semble que je suis maintenant dans un état inaltérable ; c’est une illusion, sans doute, mais je n’ai plus que celle-là, si c’en est une. Quand je pense à tout ce qui peut survenir, je ne vois pas ce qui pourrait me changer, j’entends le fonds, la vie, le train ordinaire des jours, et puis je commence à prendre une habitude du travail dont je remercie le ciel. Je lis ou j’écris régulièrement de huit à dix heures par jour, et si l’on me dérange, j’en suis tout malade. Bien des jours se passent sans que j’aille au bout de la terrasse; le canot n’est seulement pas à flot. J’ai soif de longues études et d’âpres travaux. La vie interne, que j’ai toujours rêvée, commence enfin à surgir. Dans tout cela, la poésie y perdra peut-être, je veux dire l’inspiration, la passion, le mouvement instinctif. J’ai peur de me dessécher à force de science, et pourtant, d’un autre côté, je suis si ignorant que j’en rougis vis-à-vis de moi-même. Il est singulier, comme, depuis la mort de mon père et de ma sœur, j’ai perdu tout amour d’illustration. Les momens où je pense aux succès futurs de ma vie d’artiste sont les momens exceptionnels. Je doute bien souvent si jamais je ferai imprimer une ligne. Sais-tu que ce serait une belle idée que celle du gaillard qui, jusqu’à cinquante ans, n’aurait rien publié et qui d’un seul coup ferait paraître, un beau jour, ses œuvres complètes et s’en tiendrait là? Hélas ! je rêve aussi, je rêve, comme toi, de grands voyages, et je me demande si, dans dix ans, dans quinze ans, ce ne serait pas plus sage que de rester à Paris à faire l’homme de lettres, à faire le pied de grue devant le comité des Français, à saluer messieurs les critiques, à me disputer avec mes éditeurs et à payer des gens pour écrire ma biographie parmi les grands hommes contemporains. Un artiste qui serait vraiment