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trompe, que l’existence fatigue, qui ne sait qu’en faire, qui meurt ou qui se tue. J’ai retenu cette phrase : « Vous me demandez : Pourquoi mourir ? je vous répondrai : Pourquoi vivre ? » La lecture le fatigua : « J’ai le vent trop court, » disait-il en souriant. Il nous parla de Germain des Hogues, un jeune poète de ses amis qui était mort après avoir publié un volume de vers intitulé : Caprices. Comme s’il eût fait un retour sur lui-même, il nous en citait une strophe, de sa voix grêle et caressante, une strophe où Sapho dit :


Marchons ! la nuit est belle et Phœbé sans nuage
         Épanche ses chastes rayons,
Marchons gais au trépas ; que, dignes des sept sages,
         Coulent nos dernières chansons !


Il se leva tout à coup : « Allons nous promener, dit-il, on étouffe ici. » La saison était déjà froide, les arbres jaunis laissaient tomber leurs feuilles ; nous marchions dans une allée où des bouleaux frissonnaient sous la bise. Le Poitevin était à peine vêtu ; une veste en étoffe légère découvrait sa poitrine, que voilait une chemise de batiste ; il se raidissait contre la souffrance et tenait la main sur son cœur, comme s’il eût voulu le calmer. Tout en allant à petits pas, il répétait : « Marchons gais au trépas ! » Son beau-père nous rejoignit et se mit à parler de politique. La campagne réformiste était engagée, Odilon-Barrot, Duvergier de Hauranne, Crémieux se transportaient de ville en ville, groupaient les mécontens autour de la table d’un banquet peu coûteux et répétaient des discours qui avaient déjà servi. M. de Maupassant s’inquiétait et disait : « Cela entretient une agitation dangereuse dans le pays. » Flaubert et moi, nous éclations de rire à l’idée que cette promenade oratoire pouvait être périlleuse. Jamais je n’oublierai ce que répliqua Le Poitevin : les mourans ont-ils donc des visions ? Textuellement il dit : « Ne riez pas ; si vous avez des fonds publics, vendez, réalisez, gardez, et vous doublerez votre fortune. La nouvelle majorité parlementaire est une majorité factice ; dès que l’on s’appuiera dessus, elle se brisera. Louis-Philippe est perdu. À sa place, j’achèterais un chalet en Suisse, et j’enverrais Guizot y préparer les logemens. » Notre rire fut si franc que Le Poitevin s’y associa. Puis, comme épuisé, il s’appuya contre un arbre et me montrant du doigt son cœur, dont les pulsations n’étaient que trop visibles, il me dit : « Regarde ce révolté, comme il se débat ! il sera le plus fort et m’étouffera bientôt. Dès que tu seras à Paris, envoie-moi les œuvres de Spinosa ; je voudrais les relire. »


Maxime du Camp.