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de M. Corbon, car l’un et l’autre n’ont décrit qu’une partie de la classe populaire, et l’œuvre ébauchée par plusieurs attend encore le maître capable de l’achever.

Ce tableau de la vie populaire, je n’ai pas la prétention de le tracer en quelques pages ; mais je voudrais demander à mes lecteurs de faire avec moi un effort d’imagination pour se représenter les débuts dans la vie d’un enfant, garçon ou fille, élevé dans les conditions matérielles que j’ai décrites. J’admets que cet enfant n’ait pas été mis au monde à l’hôpital et qu’il soit issu d’une union régulière. J’admets qu’il n’ait pas vu prendre place dans le lit maternel deux ou trois hôtes successifs, qu’il aura tour à tour appelés son père. Il n’en aura pas moins vu le jour et il aura grandi dans une chambre étroite où père, mère, frères et sœurs étaient déjà entassés. C’est rarement qu’à partir de six ou sept ans, il aura dans une soupente voisine partagé un matelas avec son aîné, ou qu’un rideau tendu en travers de la chambre (honnête effort de décence que j’ai remarqué dans quelques pauvres intérieurs) aura dérobé à ses yeux le lit de ses parens. Le plus souvent, avant qu’il soit en âge de comprendre, il aura tout vu, tout su, et rien ne subsistera chez lui de ces saintes ignorances que nous conservons avec tant de soin chez nos enfans. Dès que ses petites jambes commenceront à le porter, un autre genre de vie commencera pour lui. Poussé par l’instinct du mouvement qui est si naturel à son âge et fuyant la tiédeur nauséabonde du logis encombré où sa mère ne cherchera guère à le retenir il descendra dans la rue. Après avoir commencé par s’asseoir sur le pas de la porte et par jouer dans le ruisseau, il s’éloignera chaque jour davantage, cherchant, à mesure que les forces lui viendront, les rues populeuses et brillantes; ou bien il se mêlera dans les cours, dans les passages, dans les cités, aux jeux des grands et des grandes, jeux bruyans, brutaux, qui portent parfois des noms obscènes.

Lorsqu’il arrive vers l’âge de six ou sept ans, une première crise s’ouvre dans sa vie : celle de l’école. Y sera-t-il envoyé par ses parens? Dans une certaine mesure, son avenir en dépend; je dis dans une certaine mesure, car je ne suis pas de ceux qui se font illusion sur la vertu moralisante de l’alphabet, de l’arithmétique ou de la géographie et qui s’écrient avec l’auteur des Poèmes populaires, M. Eugène Manuel :

Et celui qui sait lire est un homme sauvé!


Je tiens que la question des livres qu’il lira ne laisse pas d’avoir aussi son importance. Mais, sans compter que dans notre société quiconque ne sait pas lire est infailliblement voué à la misère, pour l’enfant de Paris, il n’y a pas de milieu entre l’éducation de l’école