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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 47.djvu/739

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Mourad, les dangers imaginaires dont il se croit menacé ; il préfère les conjurer d’avance en supprimant, s’il le peut, la cause qui, d’après lui, risque de les produire. Persuadé que Midhat-Pacha et ses amis, après avoir détrôné Abdul-Aziz, étaient parfaitement capables de lui faire subir un sort analogue ; convaincu peut-être, comme il l’a montré depuis, qu’ils avaient mêlé l’assassinat à la révolution ; n’osant pourtant point, en présence de l’irritation de l’Europe et des commencemens de la guerre, pousser les précautions jusqu’à la vengeance, un de ses premiers actes a été de se débarrasser par l’exil d’un entourage qu’il redoutait et de mettre fin à des projets politiques dont les conséquences lui paraissaient funestes pour sa personne. Le bateau qui emportait Midhat en Europe a emporté, du même coup, tout le système de réformes que celui-ci avait cherché à introduire en Turquie. C’est en vain qu’Abdul-Hamid protestait de son respect pour la constitution et laissait même le sénat et la chambre des députés continuer quelques mois encore leurs délibérations illusoires ; c’est en vain qu’il prétendait être pour le moins aussi libéral que son prédécesseur : il était déjà trop infatué de ses idées particulières, trop désireux d’attirer à lui toute l’autorité, de diriger personnellement toutes les affaires, pour accepter un contrôle quelconque, pour partager son pouvoir avec des ministres et des assemblées, pour renoncer à concentrer entre ses mains la puissance religieuse et la puissance temporelle et à les exercer toutes deux souverainement. Dès son avènement, la politique de sécularisation était abandonnée ; la création artificielle de Midhat, l’Ottoman, s’évanouissait ; le Turc allait reparaître, et, avec lui, allaient reparaître aussi les causes de dissolution qui, depuis deux siècles, n’ont pas cessé de désagréger l’empire ottoman et de lui enlever peu à peu chacune de ses provinces.

Le malheur de Midhat-Pacha et de ses amis, c’est de n’avoir pu entreprendre leur œuvre révolutionnaire qu’en déchaînant la guerre sur leur pays. Non moins orgueilleux, quoique moins fanatique que le Turc, l’Ottoman n’avait pas hésité à braver l’Europe, et ce n’est pas seulement les canons des deux rives du Bosphore qui avaient salué la nouvelle constitution solennellement octroyée par le sultan aux peuples de son empire, c’était encore les canons russes grondant sur le Danube et prêts à gronder bientôt à Kars et sur les Balkans. Je n’ai pas besoin de raconter la guerre turco-russe ni de juger la politique suivie dans cette crise décisive par les divers cabinets européens. Tout le monde sait à la suite de quels succès et de quels désastres les Turcs ont vu peu à peu l’Arménie surprise par leurs éternels ennemis, la Bulgarie envahie, les Balkans franchis, l’armée conquérante campée à San-Stéfano, à quelques heures de Constantinople. Cette histoire n’est pas à refaire.