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contrée dont les populations sont ignorantes et grossières, aurait eu besoin pour changer en quelques moisson système de cultures d’être visitée par de nombreux étrangers qui lui auraient donné des conseils utiles et qui lui auraient apporté les grains nécessaires aux semences nouvelles. Or, manque de voies de communication, rien de pareil n’a eu lieu. La source de sa fortune ayant disparu avec la garance, l’Anatolie n’a ni pu ni su en créer une autre à la place, et, grâce à cette déplorable incurie, elle est plongée aujourd’hui dans une épouvantable misère.

Si je parle surtout de l’état de l’Anatolie, c’est que cette province est celle sur laquelle la Turquie devrait concentrer toutes ses espérances. Le tronçon de territoire qu’elle possède encore en Europe ne saurait se soutenir par lui-même ; malgré la mollesse de la race arménienne, la passion d’indépendance qui travaille l’Arménie produira tôt ou tard des résultats pratiques ; quant aux contrées arabes, à la Syrie, à la vallée de l’Euphrate et du Tigre, j’ai longuement exposé l’agitation révolutionnaire qui s’y manifeste depuis quelques années par des signes éclatans. Au milieu de cette dislocation morale de son empire, prélude d’une dislocation matérielle presque certaine, il reste au sultan un pays parfaitement fidèle, un pays qui lui est absolument dévoué, un pays où les populations chrétiennes ne réclament aucun droit, où les populations musulmanes ne demandent qu’à périr pour le salut de l’islam. Par une heureuse fortune, ce pays est peut-être le plus fertile de la Turquie. Ses richesses naturelles sont inépuisables. Il possède des campagnes qui ont nourri dans l’antiquité des nations innombrables. Ses rades et ses ports sont les plus beaux de la Méditerranée. Son étendue égale celle des plus grands royaumes. Il y a là les élémens d’une prospérité telle que, si on savait bien les employer, rien qu’en les mettant en œuvre, on rendrait à l’empire ottoman une puissance matérielle et une énergie vitale qui lui assureraient encore des siècles d’existence. Pour obtenir ces merveilleux résultats, que faudrait-il ? Quelques travaux publics que les capitalistes du monde entier s’empresseraient de venir exécuter et quelques années de paix qui permettraient à la race turque de réparer les pertes qu’elle a faites. Mais non ! la malheureuse Anatolie doit servir uniquement de réservoir d’hommes à l’armée de l’union islamique. Peu importe que son agriculture manque de bras, que ses produits soient privés de débouchés ! On lui refuse des routes, des chemins de fer, des canaux de peur que la conquête chrétienne ne passe un jour où aurait passé d’abord la fortune ; on lui enlève ses enfans pour les envoyer disputer quelques mètres de sable du Sahara à la France, quelques lambeaux de frontière au Monténégro et à la Grèce ; enfin, sous prétexte d’empêcher le christianisme de remporter au loin des victoires sur l’islamisme, on