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publique, et ce qu’il n’a pas fait, il l’a laissé faire. Et ce qu’il y a de plus dangereux en tout cela, c’est que le sentiment du droit et de la légalité semble s’émousser complètement. On prend avec les lois les plus singulières libertés, dérogeant sans façon à celles qui existent, appliquant au besoin quelquefois celles qui n’ont pas même été encore adoptées. Tout est livré à la fantaisie des interprétations discrétionnaires ; tout est permis dès qu’on croit pouvoir invoquer un prétendu intérêt républicain. Devant cet intérêt républicain vrai ou supposé, il n’y a pas un ministre qui ne s’incline, prêt à tout accepter ou à tout subir. Qu’en résulte-t-il ? La conséquence est tout simplement cette situation que nous voyons, où un gouvernement préoccupé avant tout de vivre, soumis aux influences de parti, se prête à tout, multiplie les fautes qu’il n’ose pas avouer après les avoir commises, qu’il aggrave quelquefois en les déguisant, et qui, en définitive, un jour ou l’autre, retombent sur lui de tout leur poids. C’est justement ce qui arrive avec ces affaires d’Afrique et de Tunisie, où semblent se concentrer les fautes, les imprévoyances, les faiblesses, les contradictions auxquelles le gouvernement s’est laissé aller depuis quelques mois et qu’il n’a cessé malheureusement d’aggraver par ses réticences.

On n’en peut douter, c’est là pour le moment la grande responsabilité sous laquelle fléchit le ministère. Que la pensée de maintenir, de mettre hors de toute contestation notre influence à Tunis soit venue à un gouvernement français, ce n’est point là certes ce qui est surprenant. La question, dans ces termes, est résolue par le patriotisme, par le sentiment de conservation et de sécurité auquel doit obéir une puissance maîtresse de l’Algérie. Ceci n’est point contesté ; mais à l’origine, en s’engageant dans cette affaire avec une certaine impatience, avec une sorte de vivacité fébrile comme il le faisait, le ministère avait-il calculé la portée et les développemens possibles de ce qu’il faut bien désormais appeler une aventure ? Se doutait-il qu’il serait conduit de l’expédition contre les Khroumirs au traité de protectorat du Bardo, du traité du Bardo à la prise de possession de Tunis, à l’occupation de Sfax, de Gabès, de Sousse, puis enfin à une campagne contre Kairouan, — qu’il aurait à se débattre tout à la fois et avec une insurrection générale dans la régence et avec des difficultés diplomatiques qui ne sont’pas sans danger ? C’est là pourtant aujourd’hui une réalité, c’est l’histoire de ces derniers temps. Il y a moins de trois mois, dans une brillante et instructive discussion du sénat, M. le duc de Broglie décrivait sans illusion, sans animosité, la progression incessante, inquiétante, de cette affaire tunisienne, et il en montrait les dangers, les complications, les conséquences possibles. Il disait notamment qu’il n’y avait pas à s’y tromper, qu’on avait a une deuxième Algérie, sinon à conquérir et à annexer, puisque M. le ministre des affaires étrangères repoussait cette pensée, du moins à soumettre et à occu-