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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/109

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on le choyait dans le monde officiel, on tenait à faire sa conquête, on espérait que son patriotisme naissant lui ferait transporter le siège de sa maison à Berlin. Le nom célèbre des Rothschild manquait à la gloire de la capitale de la Prusse. Mais il s’était promis, par superstition, disait-on, de ne jamais déserter le berceau de sa famille et de sa fortune. Son existence était sévère, laborieuse ; elle était assombrie, par le souci de ses richesses. Il restait fidèle aux habitudes de ses pères ; son bureau ne dénotait rien moins que l’opulence, il protestait par la modestie et la vétusté de son mobilier contre le faste impertinent des nouveaux parvenus de la finance.

Il me tardait d’être renseigné. Tout était obscurité, incertitude, on passait d’heure en heure de l’espoir au découragement. L’argent est clairvoyant, le baron Karl avait la finesse de sa race et la perspicacité de sa maison. Il avait vu les choses de près, il pouvait me donner la note, me révéler peut-être bien des pensées secrètes. Voici ce que j’écrivais à M. de Moustier, au sortir de mon entretien.


« 17 avril.

« Le baron de Rothschild est revenu ce matin de Berlin ; j’ai eu avec lui un long entretien. Il m’a fallu quelques efforts pour le rendre intéressant, car, encore sous le charme de l’accueil dont il avait été l’objet, il reprenait sans cesse le récit de ses audiences et de ses invitations royales. Il avait vu M. de Bismarck la veille de son départ ; il l’avait laissé agité et nerveux. Sa santé était ébranlée ; il n’avait pas semblé à M. de Rothschild qu’il eût entièrement perdu l’espoir d’une solution pacifique, mais il ne cachait pas que, pour l’honneur militaire de la Prusse, l’évacuation de la place paraissait impossible. L’éventualité d’une grande guerre incalculable dans ses conséquences ne l’effrayait pas, car il disait n’avoir autorisé, ni par ses actes, ni par ses paroles, les exigences de la France. D’après M. de Rothschild, le premier ministre aurait des heures de perplexité, qui tantôt le porteraient à ne plus vouloir différer la réalisation de ses projets ambitieux et tantôt le feraient hésiter devant l’immense responsabilité qu’il est à la veille d’assumer. C’est dans ces momens qu’il se rappellerait les engagemens qu’il a pu contracter envers l’empereur, c’est alors aussi qu’il essaierait de réagir, jusqu’à offrir sa démission, contre les tendances qui dominent dans le cabinet militaire du roi. Ce seraient ces hésitations qui expliqueraient le langage contradictoire de la presse semi-officielle, tantôt rassurant, tantôt comminatoire.

« Quant aux alliances, M. de Rothschild n’a pu émettre que des suppositions. Il dit que les rapports entre Berlin et Pétersbourg n’ont jamais été plus intimes. Il présume que l’attitude de la