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nationaux était soulevée ; ce fut le prétexte, et on engagea la lutte dont le désir était dans les cœurs. Les clubs, les sociétés secrètes, les conspirateurs s’étaient ajournés au 14 juillet. Le gouvernement prit les devans, licencia les ateliers nationaux, les mit en demeure de se dissoudre et, par le fait, brusqua le dénoûment.

Le combat fut incertain pendant deux jours ; la victoire resta à la civilisation, et le général Cavaignac fut pour quelques semaines proclamé le sauveur de la patrie. Pendant que le canon tonnait dans Paris et que la garde nationale ne faisait pas mauvaise figure devant les barricades, Chateaubriand agonisait. Écrasé sous le poids de ses quatre-vingts ans, resté presque seul de sa génération, l’ancien soldat de l’armée de Condé, le père du romantisme, celui que l’on appelait alors le patriarche des lettres françaises, s’en allait au milieu des rumeurs de l’insurrection qui bruissait près de sa demeure et arrachait parfois un cri de désespoir à ses lèvres déjà refroidies. Il mourut le 4 juillet, alors que les gardes nationaux accourus de toutes les parties de la France campaient encore sur nos places publiques. On le reporta au pays natal, sur un rocher que baigne la mer et où il avait fait préparer sa tombe. La Bretagne vint le recevoir et l’accompagna jusqu’à l’îlot du Grand-Bé. Lorsque, pendant le service funèbre, dans la petite église de Saint-Malo, l’orgue entonna l’air : Combien j’ai douce souvenance ! un sanglot remuâtes foules. Que les orléanistes aient porté sur lui un jugement sans indulgence, cela se comprend ; nul ne fut plus hautain, plus dédaigneux pour la dynastie de juillet. Son récit de l’avènement de Louis-Philippe au trône est d’une ironie que l’on ne pardonne pas ; mais les légitimistes ont été injustes à son égard, et l’on peut en être surpris, car après la révolution de 1830, il avait donné un grand exemple lorsque, fidèle à la foi jurée, il refusa de servir de nouveaux maîtres. Les gens « bien élevés » le blâmèrent à cette époque, trouvèrent qu’un tel esclandre était inconvenant et, parlant du pair de France démissionnaire, malgré les caresses du nouveau roi, ils dirent : « C’est un poseur ! » Poseur, soit ; mais il faillit en mourir de faim. Il laissait derrière lui son œuvre la plus considérable, les Mémoires d’outre-tombe ; en les lisant, on put voir que sa vie avait été une et que le raisonnement qui l’avait attaché à sa croyance politique et religieuse ne lui avait jamais permis d’en dévier. Au cours de son existence, il a prêté un serment et n’y a pas failli ; fait rare et digne d’être signalé chez un contemporain du prince de Talleyrand. Ses Mémoires soulevèrent des tempêtes. Sainte-Beuve, dont une femme d’esprit disait : « Il ressemble à une vieille femme qui a oublié de mettre son tour, » Sainte-Beuve, dont l’âme ne péchait point par l’excès des qualités chevaleresques, Sainte-Beuve l’a jugé avec une sévérité dont l’acrimonie n’est point absente.