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herbe rare y pousse, où se mêlent de petites fleurs violettes et de grandes orties. Il y a sur le sommet une casemate délabrée avec une cour dont les vieux murs s’écroulent. En dessous de ce débris, à mi-côte, on a coupé à même la pente un espace de quelque dix pieds carrés, au milieu duquel s’élève une dalle surmontée d’une croix latine. Le tombeau est fait de trois morceaux : un pour le socle, un pour la dalle, un pour la croix. Il dormira là-dessous, la tête tournée vers la mer ; dans ce sépulcre bâti sur un écueil, son immortalité sera, comme fut sa vie, désertée des autres et tout entourée d’orages. Les vagues avec les siècles murmureront longtemps autour de ce grand souvenir. Dans les tempêtes, elles bondiront jusqu’à ses pieds, ou, les matins d’été, quand les voiles blanches se déploient et que l’hirondelle arrive d’au-delà des mers, longues et douces elles lui apporteront la volupté mélancolique des horizons et la caresse des larges brises, et les jours ainsi s’écoulant pendant que le flot de la grève natale ira se balançant toujours entre son berceau et son tombeau, le cœur de René, devenu froid, lentement s’éparpillera dans le néant, au rythme sans fin de cette musique éternelle. »

Ce fut pour moi un regret de ne pouvoir assister aux funérailles de Chateaubriand et de ne pas escorter ce grand homme jusqu’à la dernière demeure qu’il s’était choisie ; mais la mauvaise fortune s’était mêlée de mes affaires et j’étais au lit pour longtemps. J’avais été blessé pendant l’insurrection de juin, et j’étais condamné à l’horizontalité. J’en profitais pour préparer le voyage en Orient que je comptais entreprendre en 1849, et je vivais avec Champollion le jeune, avec Cornil Le Bruyn, avec Olivier Dapper, pendant que la ville de Paris pansait ses plaies plus dangereuses que la mienne. Flaubert, obligé d’accompagner sa mère dans un voyage nécessité par des affaires de famille, n’avait pu encore venir me voir. Dès qu’il fut libre, vers le milieu du mois de juillet, il accourut. Il s’était installé à l’hôtel Richepance, où d’habitude il prenait son logis, de façon à être plus près de ma demeure, et il passait une partie de ses journées avec moi. En ce moment, il y avait je ne sais quelle foire établie aux Champs-Elysées ou sur l’esplanade des Invalides et Flaubert y allait souvent, car les saltimbanques, les montreurs d’ours, les femmes géantes avaient le don de l’attirer et de le retenir. Un matin, je le vis entrer très gai, réprimant des envies de rire, un peu plus agité que de coutume, ayant l’air de préparer quelque plaisanterie dont il voulait, comme on dit, me faire la surprise. Il prit congé en me promettant de revenir dans la journée. Il n’y manqua pas. Le chevet de mon lit était placé contre la muraille qui formait la cage de l’escalier, de sorte que j’entendais. facilement monter et descendre les personnes qui venaient chez moi.