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Nous résumerons plus tard les impressions que nous venons de décrire ; il importe avant tout de continuer la visite et de pénétrer dans la salle. La scène est vide ; le rideau est levé sur un décor du Tribut de Zamora ; il n’y a personne à l’orchestre, point de musique ; il n’y a que de la lumière, une profusion de lumière, chaude et claire, du plus beau ton et d’un éclat merveilleux. Cette salle immense, jusqu’alors triste et sombre comme un tombeau, maintenant rajeunie et tout ensoleillée, se laisse voir pour la première fois dans tous ses détails et dans toute sa richesse. Le public, qui ne voit que les effets et à qui l’on cache, — à l’Opéra plus qu’ailleurs, — les procédés d’exécution, ne se doute pas des difficultés, des complications que doit surmonter un architecte pour éclairer un aussi vaste espace.

Pour obéir aux traditions, aux nécessités de l’ornementation, aussi bien que pour éviter des tentatives malheureuses, M. Garnier mit dans la salle un lustre unique ; il le fit énorme : 6 mètres de large, 5 mètres de haut, presque la hauteur de deux étages ; c’est une charpente de fer et de bronze pesant 6,000 kilogrammes, poids si énorme qu’il fallut, pour l’accrocher, construire dans les combles un véritable pont à arcades de fer. Quand on veut l’allumer, on le soulève au-dessus du plafond par le moyen de cabestans énormes et de câbles aussi gros que ceux de la marine, puis on le redescend à sa place à travers une trappe qui se referme derrière lui. Il porte six cent cinquante becs et consomme par soirée 120 mètres cubes de gaz qui lui arrivent par un tuyau flexible. Que l’on songe à cette construction, à cette machinerie, au prix qu’elle a coûté, à ce fleuve de gaz, pour ce résultat si péniblement atteint de six cent cinquante becs que l’on pourrait remplacer et dépasser par une demi-douzaine de régulateurs !

Sur la scène, les choses sont plus graves et plus difficiles encore. On sait que l’espace est divisé à diverses profondeurs, par des plans parallèles laissant entre eux ce qu’on nomme des rues. C’est là que se fixent les portans, et que l’on descend des toiles toujours prêtes, suspendues et serrées l’une contre l’autre dans les hauteurs. Tous ces intervalles sont éclairés à leur sommet par des rampes de 20 mètres de longueur contenant chacune 130 becs. Ce sont les herses, il y en a neuf, ce qui fait monter à 1,170 le nombre des foyers disponibles dispersés dans ces espaces inconnus du public, et si rapprochés de toiles, de planchers de bois à claire-voie, de cordes, de tuyaux, d’engins de toute sorte, de combustibles de toute nature, qu’on se demande par quel miracle le jeu n’y prend point à chaque moment, et qu’on frémit à la pensée de ces incendies, dont on connaît la redoutable gravité.